Destination : 91 , Traîtres


Jacqueline

Nos repas quotidiens variaient entre le steak au poivre et le steak à rien. Un accompagnement de frites surgelées molles et grasses ou de riz blanc, collant apportait la variante du week-end. Ce régime nous conduisait inévitablement de longs moments dans la plus petite pièce du couloir. Des plis s’imposaient à mon chemisier, ajustés à la jupe plissée. La télévision nous kidnappait jusqu’à tard. Elle nous impressionnait d’exploits automobiles, de match de foot, de tennis ; tout, à l’exception des «Oiseaux se cachent pour mourir », fermement censurés sur notre écran. La télé ankylosait le temps. Bien que les émissions variaient, le rituel était le même. Nos fesses coincées dans le canapé brun, nous attaquions sévèrement la tablette de chocolat. Avec mon père, j’avais une vie tranquille. Jusqu’au jour où vint sonner à notre porte cette petite bonne femme au grand sourire.

Entourée du cadre de la porte, elle tenait un sac noir et un parapluie. Papa me présenta Jacqueline : nounou–cuisinière–femme de ménage. Immédiatement, je craignis pour mon territoire ; j’étais la seule femme de la maison. Depuis le divorce de mes parents, depuis que je vivais avec mon père, j’avais la ferme intention de l’épouser à ma majorité. Que venait faire cette Mary POPPINS à la maison ? Soulagée d’apprendre qu’elle rentrerait chez elle en fin de journée, où l’attendait son mari, elle devint acceptable.
La maison fut rangée. Les vêtements furent repassés. Elle introduisit dans l’alimentation des produits vert, même rouge, qui écourtèrent nos visites dans la petite pièce.
Elle devenait agréable.
Elle conseilla de nouveaux horaires de couchée et de levée.
Pour accepter une telle immixtion dans mon emploi du temps, je devais avoir commencé à l’aimer.
Dés la sortie de l’école, je me précipitais à la maison, laissant choir Sophie et Carole sur le trottoir.
Elle était fantastique, exceptionnelle, attentionnée. Pendant un mois. Enfin quelqu’un s’intéressait aux « oiseaux se cachent pour mourir » ! Après les devoirs, on regardait ensemble une série d’émissions sur le Japon ; elle m’expliqua le phénomène Kaneko FUMIKO, accusée de lèse majesté. Mot que je trouvais très beau.
- Traîtresse ! Méchante ! développa Jacqueline
Je comprenais mieux.
Entre les passages du balai, elle me parlait de ses nièces. Entre l’oignon épluché et la vaisselle essuyée, je lui parlais de Sophie, qui avait passé la récréation avec Nathalie.
Jacqueline était apaisante ; pendant un mois. Elle dégageait tant de féminité ! Un brushing inflexible, un teint ensoleillé, les lèvres cerise. Eblouissante ! Je ne voulais plus la quitter. Je ne lui ai pas dis tout de suite. J’aurai du lui dire la première.

L’horreur arriva. Courant vers ma chambre, poursuivie par un joyeux entrain, je passais devant la pièce où mon alliée repassait. Sur ma robe bleue, un coup de fer passait et le faux pli s’écrasait devant tant d’hardiesse.
Jusque là, je l’aimais encore.
Mon père, tout en exécutant une danse ridicule autour de la table, l’embrassa dans le cou ; mon propre père, dans son propre cou. Je n’ai pas crié. Le claquement de la porte fit trembler les alentours. Papa, mon papa à moi, affichait ouvertement sa position, infidèle à ma mère. A moi ! Et cette nouvelle Kaneko Fumiko souriait, sans penser une seconde à son mari. A moi !
Il ne faut pas laisser latent ce genre de situation. Lui sauter dessus et la griffer à mort auraient constitué un soulagement inouï. L’autre possibilité était de laisser de coté mon aigreur. A savoir que le seul moyen de récupérer mon papa à moi serait sans doute de me frotter à leur bonheur, tel un chat. Il était impératif de leur rappeler la raison Première de sa présence. Moi ! La petite impératrice de la maison. Les rejoignant dans la cuisine, alors que Jacqueline mangeait une pêche, j’escaladais ses genoux. Elle me serra dans ses bras pendant que papa replaçait avec douceur mes mèches rebelles.
Ils m’ont eue. Aussitôt, ils m’ont eue. A nouveau, je l’aimais ; elle, lui. Je défends à quiconque de dire du mal de lui. Mon père n’est pas un traître. Elle, non plus ; en tout cas, pas avec moi !

Cathy-Laure