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L'histoire de Colin

Oyez ! Oyez bonnes gens ! Je m’en vais vous conter l’histoire de Colin. Ecoutez plutôt !

En l’an 1358, Colin vit à Ponleroy sur le domaine de Charles de Lancry.
Le comte a rassemblé ses terres de Picardie en seigneurie. La réserve, vouée à son usage personnel et cultivée par ses domestiques, se situe près du château. Elle comprend bois et champs fertiles. La tenure est laissée aux paysans. Métayers et serfs se partagent ces terres arides et infécondes.

Pour avoir le droit de s’installer et de vivre sur le territoire du seigneur de Ponleroy, les paysans doivent s’acquitter de lourdes taxes.
Le droit de ban, le cens impôt fixe, le champart proportionnel à la récolte, la dîme payable en nature et revenant au clergé, engendrent une grande misère.
Certes, les paysans ainsi que leurs troupeaux, ont droit à la protection du seigneur derrière les murailles du château. Les grains des prochaines semailles sont également gardés à l’abri des greniers seigneuriaux, mais le comte de Lancry fait payer cet asile sous forme de corvées : curer les fossés, empierrer les chemins, rentrer du bois ou du fourrage….. Tout est bon pour asservir toujours plus ces pauvres gens.
Le petit peuple dépend également de la justice du seigneur qui peut les emprisonner, leur infliger des amendes et même les condamner à mort.

Colin est un paysan non libre, un serf. Il est la propriété du seigneur jusqu’à sa mort. Il fait partie des plus démunis. Il est soumis à des obligations plus lourdes que les vilains, les paysans libres. Taillable et corvéable à merci, il est assujetti à des redevances supplémentaires : la main morte au moment d’un héritage, le formariage pour se marier en dehors de la seigneurie, sans oublier les banalités pour avoir le droit d’utiliser le moulin, le pressoir et le four à pain.

Plusieurs fois, déjà, les paysans ont tenté de se révolter contre le seigneur, mais les agitateurs ont été écrasés sans pitié, et depuis, la gente paysanne courbe le dos en silence.
Le seigneur, occupé aux plaisirs de la chasse, piétine et détruit sans scrupules les récoltes pendant que son intendant maître Gautier Ponsac s’occupe pour lui du domaine, surveille les travaux agricoles et lève les impôts.
Sieur Gautier est un homme brutal, cruel, méprisant, ivre de pouvoir, imbu de sa gloire auprès de Monsieur le Comte. Les petites gens le craignent et tremblent devant lui.

Au village, les demeures, modestes, sont entourées de courtils, jardins clos où poussent les légumes, au-delà, les champs, les landes, la forêt.
La maison de Colin, aux murs de torchis et toit de chaume ne comporte qu’une seule pièce, mal éclairée par des fenêtres sans vitres. Dans la journée, une grossière toile de jute, accrochée aux traverses de bois, protège du soleil et des insectes. Les volets ne se ferment que le soir, gare aux loups !
A l’intérieur, le sol est en terre battue. Le mobilier se résume à des coffres, des bancs, une table, un lit garni d’une paillasse de chanvre.

La vie est rude pour Colin et sa compagne, et la nourriture peu variée et insuffisante. Le porc tué en début de l’hiver et conservé dans le sel, agrémentera le repas de fête pour le baptême de leur premier enfant. Sinon, les amoureux de la combe des darbonnières se nourrissent au quotidien, de soupe de légumes, de galettes, de bouillies de seigle ou d’orge, de pain gris de seigle.
Les récoltes, souvent insuffisantes pour vivre et régler son dû, font que, tous au village, souffrent de disette parfois de famine. Affaiblies par une mauvaise alimentation, les plus fragiles, sont emportés par la maladie.

Chaque jour Colin enfile ses braies, sa tunique, passe une cape de laine ou de lin, ajoute pour les grands froids d’hiver, un chaperon et des houseaux, et part pour de longues journées dans les champs. Sa femme en robe et tablier, tête couverte, l’accompagne toujours.
Le travail aux champs est épuisant et les outils médiocres : un araire pour retourner la terre, une faucille pour les moissons et un fléau pour battre les céréales.
Tout au long de l’année, le calendrier est chargé : étaler le fumier, tailler la vigne, vendanger, presser le raisin, tondre le moutons, faucher l’herbe, retourner la terre, semer, moissonner, battre le blé, cueillir les glands, tuer le cochon, brûler les chaumes …..

Heureusement l’entraide villageoise, les nombreuses fêtes, les veillées où l’on se retrouve le soir permettent de supporter la dureté de l’existence.
Aucune soirée à Ponleroy sans Colin, le beau Colin! C’est la figure charismatique du village, celui que tout le monde apprécie. Le seul à savoir lire, chanter, jouer de la musique et dire de belles paroles. C’est le curé qui lui a appris, en cachette, quand il était petit. Pas celui d’aujourd’hui ! Oh ! Que nenni ! Celui là méprise ses ouailles. Non ! Son prédécesseur, le brave père Arnault.

Au son de sa viole, Colin anime fêtes et veillées. Il égratigne à brûle pourpoint les puissants et les riches. Il faut l’entendre chanter si joliment ses poèmes épiques ou réciter ses derniers fabliaux pour soulager de leurs fardeaux ces braves paysans et faire naître la joie par ces facéties et moult railleries.

Mais ce soir, Colin n’a pas le cœur à rire ni à fredonner. Ses mélodies se sont transformées en litanies assassines. Hier, Emeline, sa douce épouse est morte en couches et son bébé n’a pas survécu. Trop de travail, trop de fatigue, pas assez de nourriture. Colin a couru comme un fou chercher de l’aide au château, mais le seigneur et l’intendant l’ont renvoyé sans pitié. Pas de médecin pour les pauvres ! Alors, aujourd’hui, son discours n’épargne ni maître Gautier, ni le seigneur de Ponleroy prompt à courir le guilledou auprès de nombreuses concubines et qu’ivre de douleur et de révolte, il n’hésite pas à rebaptiser « chaude pisse ». Il n’a plus peur Colin, il est à bout. Plus rien ne peut l’atteindre. Ce soir, il voudrait réveiller les consciences, pousser ses amis à se soulever, à se libérer.

Hélas ! Un félon, le lendemain même, a dénoncé la verve et l’esprit de révolte du poète musicien. Le jour suivant son emprisonnement, au son du tambour, tombe la condamnation.

Oyez ! Oyez bonnes gens ! Par ordre du sénéchal, mercredi à l’aube, le sieur Colin, vêtu d’une chemise de haire, sera pendu au frontispice du château.
Sa dépouille mortelle sera ensuite abandonnée dans les bois, jetée en pâture aux loups, qui, d’un coup de dents, se régaleront de ses tripailles.

Après cette exécution, une fronde de paysans, prémice des jacqueries à venir, a investi le château pour occire le comte et l’intendant. Les flammes se sont élevées réduisant le bel édifice en cendres. Messires Charles de Lancry et Gautier Ponsac n’ont pas eu le temps de déguerpir, embrochés, vite fait, bien fait, au bout des fourches paysannes, pour venger la mort de Colin. À leur pied, une armée de gueux, poings levés, saluant la mort des croquants !

Chrystelyne