Destination : 28 , L'île d'Utopie


Le jardin

Entre le ciel de la désillusion et l’océan de la déconvenue, flotte un îlot comme bien d’autres.
Au point du jour, le soleil pointe à l’horizon trois ou quatre rayons hirsutes en frottant ses yeux voilés de brume. Le teint brouillé, il baille, s’étire, chausse ses lunettes puis se hisse dans le ciel vaporeux, sa bouche pâteuse fendant déjà sa face ronde d’un sourire étincelant. Il darde alors de chauds faisceaux sur le petit jardinet de l’îlot sans nom. Une mouche, trapue, velue, impatiente, affûte ses ailes, frotte ses pattes : un nouveau jour, de nouveau l’espoir ! Elle s’envole.
L’orgueilleux narcisse s’éveille en premier. Sans oublier d’admirer son reflet tremblé dans l’eau de la marre, il redresse lentement sa corolle en fausse ombelle juchée au sommet d’une belle hampe lisse. Dédaigneux, le fat tourne son clairon orange dans la lumière naissante. Il s’égosille alors vers la mouche importune pour la punir de son outrecuidance.
L’envieuse petite jonquille sursaute. Navrée d’être prise au dépourvu, le regard chafouin, elle défroisse rapidement ses feuilles puis souffle de concert dans sa trompette jaune. L’insecte indésirable s’éloigne.
Le disque solaire, d’humeur badine, chatouille maintenant ces boutons turgescents qui laissaient entrevoir, hier, de prometteurs épanouissements. Et les voilà qu’elles s’ouvrent, les voluptueuses chinoises ! Les opulentes fleurs sensuelles déplient lentement les soieries de leurs robes odorantes pour se prélasser sous les caresses de l’astre incandescent. La mouche concupiscente, encouragée, se précipite.
Lascives, les pivoines aguichantes frissonnent. Narquoises, elles chassent très vite la déplaisante présence bourdonnante.
Cette luxure ostentatoire exacerbe toujours la colère de l’œillet. Ses lubriques voisines, suggestives et provocantes, l’ont obligé trop souvent à reculer ses beaux massifs de jalousie. Ils se hissent, bien droit sur leurs tiges ligneuses et articulées en redressant avec morgue leurs belles têtes sanglées dans des calices vert glauque. Raides et austères, ils déplient avec humeur leurs corolles sans taches, jaunes ou rouges, les tendant vers l’azur, n’ayant que mépris pour l’inconvenante bête qui bourdonne vainement autour de leurs pétales aux dents aiguës.
Au pied de ce bosquet d’atrabilaires, boutons d’or radins et pingres corbeilles d’argent se tapissent. Ces avaricieuses comptent et recomptent leur trésor à l’ombre des cupides lunaires qui laissent la brise matutinale agiter ses monnaies translucides. Dans les parterres, ces comptables tatillonnes n’ont de cesse de vérifier leurs pécules. Le zézayant diptère s’avance. Toutefois avec un tel taux d’usure, point d’affaire ! Le magot vite camouflé, la nuisible est promptement éconduite par les grippe-sous. Pauvre mouche, laide et sale. Qui va donc la laisser butiner, dites-moi ?
Sûrement pas les corpulents dahlias, trop occupés à se goinfrer de rosée dès potron-minet. Leurs têtes mafflues dodelinent mollement sur leur tige épaisse. Ces gourmands ont le cœur gros cerné de languettes éclatantes. Sanguins, congestionnés, ils débordent, énormes. Certains agitent leurs pompons grassouillets, trop serrés dans leurs sépales moulantes, d’autres s’épanouissent en volumineuses étoiles généreuses. Ils sont, joufflus, potelés ces gastronomes ventripotents, étriqués dans leurs costumes de verdure, ils n’ont que faire de cet insecte aux gros yeux répugnants qui voltige et vrombi inutilement, gâchant leur plaisir de gourmet. Va-t-en donc écœurant parasite ! Hurlent-ils, puis ils retournent à leurs agapes.
Alors la mouche s’en va du coté des banlieues rouges, vers les nonchalants pavots, là où le soleil n’a pas encore jeté de rayons, là où dorment encore les lymphatiques dames de onze heures. Le bruyant insecte n’éveille même pas les pusillanimes fleurs. Elles sommeillent, comme à leur habitude, se prélassent, engourdies. Elles s’adonnent à la paresse, influencées par la présence opiacée des grandes ombelles aux longs cils fardés. Indolents, somnolant ensembles dans la tiédeur du jour qui s’ébauche, ils balancent lentement dans la brise légère. Tais-toi donc, éphémère volatile, disparais ! Comme toujours, il ne reste à l’insecte rejeté que rognure, souillure et immondices.
C’est alors que le bel apollon, le noble papillon multicolore, superbe, apparaît dans un vol balbutiant. Soudain, nos orgueilleux narcisses et envieuses jonquilles soufflent dans leurs cornets des airs odorants, enjôleurs et courtisans.
Les colériques œillets se font moins rigoristes voire séducteurs en libérant des effluves sucrés. Ils poussent du col ces luxurieuses pivoines, languides et tendres qui, maintenant, étalent leurs frous-frous, exhalent leurs meilleures fragrances.
Les monacales argentières délient les cordons de leurs bourses et diffusent leurs essences
Quant aux gourmands et goulus dahlias, ils arrêtent la ripaille et déploient leurs corps ventrus
Et même les belles dormeuses secouent leur paresse et ouvrent leurs pétales pour plaire au bel éphèbe qui, de-ci delà, s’approche, hésite, repart, revient, s’en va, retourne, recommence cent fois son manége pour à la fin, aller se poser, goguenard, sur ce modeste pissenlit, qui, humble et pudique, vit caché, la tête basse, dans l’ombre des élites du jardin.
Entre le ciel de la déception et l’océan du dépit, flotte une petite île de nulle part. Sous le soleil, rien de nouveau.

(c) C. OCANA DORADO

Le Jardin a été publié dans le numéro 7 de la revue éclats de Rêves
http://membres.lycos.fr/eclatsdereves

Corinne