Destination : 18 , Détournements majeurs.


Le conflit des générations.

Le soir tombait sur le royaume des contes du temps passé. C’était l’heure où les ombres s’allongent quand le ciel devient violet. La bas près du grand lac scintillant, les libellules hâtaient leur vol gracieux dans les roseaux. Le champ de marguerite venait de clore ses pétales sur la tribu Poucette quand la grenouille verte, posée sur un nénuphar, le vit sortir du bois.
- Sûrement, pensa-t-elle, c’est un loup énooooorme, hideux, bavant de cruauté, les yeux jaunes, étincelants de haine…Elle plongea.
La lune excédée haussa les épaules et leva les yeux dans son ciel étoilé ! Ce n’était qu’un joli petit loup, une boule de poils et de chagrin traînant derrière lui le poids des générations passées. Il s’assit près de la rivière et la tête dans les pattes poussa un énorme soupir.
La grenouille souleva sa feuille épaisse et signala sa verte présence :
- Eh ben dis-donc, mon gros loup, ça n’a pas l’air d’aller bien fort ?
- Nan, ça va pas du tout ! Qui tu es toi ?
- Rainette, reine de la nuit et toi tu es ?
- Lupus, le petit loup du grand méchant loup, roi des rate-tout !
- voyons, Lupus, mon ami, tu te vantes ! tu es un jeune loup, raisonna la verdoyante monarque, et…
- Ouais, Ouais ! Je sais ! Un lou-ou-oup et je dois hurler avec les loups et je dois manger comme un loup parce que je dois avoir une faim de loup, et gnagnagna, et gnagnagna…!!!!Mais je ne sais pas faire tout ça moi, et maintenant je ne peux plus rentrer à la maison….
- Et pourquoââ donc ? croassa Rainette la verdâtre curieuse
- Ben c’est à cause de papy loup, il est furieux… Tu comprends, il voudrait de j’aille hurler avec les loups mais moi quand j’entends crier au loup, j’ai peur ! Lui c’est sur, c’est quelqu’un, il l’a mangé la mère grand avec ses grandes dents ! Mais aujourd’hui, le chaperon rouge, eh ben, elle est grand-mère ! Ah je peux toujours la tirer la chevillette et la bobinette, elle est pas folle la vieille, le coup elle le connaît ça risque pas de marcher encore !
- c’est, vrai, t’es connu comme le loup blanc, t’as pas de chance ! Constata Rainette, vert pomme.
- Mon grand-oncle Igor, celui qui avait gobé le canard de Prokofiev, il venait juste de sortir du parc zoologique…
- Ah bon? Il l’on libéré? je ne savais pas, s’informa Rainette vert jardin
- Nan ! C’était sa 128éme tentative d’évasion. Elle a réussi cette fois ! Il m’a dit bouge pas petit, les loups ne se mangent pas entre eux, je vais t’apprendre ! Le Pierre, il est grand-père lui aussi, le chat est arthritique et le petit oiseau est sénile mais regarde le canard là-bas ! Il a l’air en pleine forme ! Vas – y mon gars, tu avances à pas de loup et…crac, dans la gueule du loup !
- Ouââh !!! Ca a marché ? S’enthousiasma Rainette vert prairie !
- Nan ! Le canard, il était en plastique !
- Mince ! Elle en devint vert sapin. Et les trois petits cochons ? proposa t-elle, pleine de vertes intentions
- Pff ! Ils sont à la maison de retraite ! Et Lupus continua son histoire :
- Alors papy loup a dit qu’il allait m’amener au fond du bois de la forêt épaisse. Passé le village des sorcières, il y a le grand château. Tu sais que le fils de Cendrillon a épousé la fille de blanche neige et qu’ils ont eu une petite fille ?
- Aie ! Cruella ? S’inquiéta Rainette vert pale.
- Ouais ! Cruella ! Mais moi je ne savais pas tu comprends ? Alors papy loup me dit comme ça d’une voix sucrée - tu vois la petite fille là-bas, elle est jolie n’est ce pas ? Je veux que tu t’approches et que tu lui fasses une énooooorme peur, la bonne grosse peur du loup, compris?
- Et ââlors ? Demanda Rainette vert espoir
- Alors je me suis mis à courir en prenant mon air le plus méchant. J’ai retroussé les babines, là comme ça et j’ai fait l’œil terrible, le sourcil froncé, la bave aux lèvres, là comme ça tu vois… ?
- Oui, oui !Et â-ââlors ? Bredouilla Rainette, vert glauque.
- Je me suis jeté sur elle et j’ai grogné, AAAARrrrgh ! Je vais te manger, Princesse….
- Oui ? Rainette était vert-de-gris.
- Elle m’a regardé, elle a froncé le nez et elle m’a répondu- Poil aux fesses !
Et elle m’a tiré la langue !
-« ….. » Rainette ne savait que dire, verte de stupéfaction.
- Alors papy loup a hurlé au clair de la lune qui se bouchait les oreilles : « je te bannis de la famille des loups, pars ! Tu ne reviendras que lorsque tu seras devenu un méchant loup, cruel et sauvage, pense à la devise de ton aïeul Jean, la raison du plus fort est toujours la meilleure, sois en digne, sinon ne reviens jamais ! »
Et Lupus retomba le museau entre les pattes, les oreilles basses, le cœur gonflé d’énormes sanglots.
- Ah ! On peut dire que le loup est un homme pour le loup ! Ca oui ! Philosopha Rainette attendrie, quelle chipie cette Cruella ! Tssssss ! Les filles, elles voient le loup de bonne heure, de nos jours ! Plus rien ne les effraie ! Quelle peste, elle aurait pu faire semblant ! Mon pauvre petit Lupus, je suis navrée, que vas-tu faire à présent ?
- Je ne sais pas, dit-il frottant ses yeux humides, moi, j’aurais voulu être poète, gambader dans les champs comme la chèvre de Monsieur Seguin. Rainette, tu te souviens ?
Et Lupus, la main sur le cœur récita :
« Quand la chèvre blanche arriva dans la montagne, ce fut un ravissement général. Jamais les vieux sapins n'avaient rien vu d'aussi joli. On la reçut comme une petite reine. Les châtaigniers se baissaient jusqu'à terre pour la caresser du bout de leurs branches. Les genêts d'or s'ouvraient sur son passage, et sentaient bon tant qu'ils pouvaient. Toute la montagne lui fit fête. * » - Moi aussi j’aimerais connaître les grandes campanules bleues et les digitales pourpres, j’aimerais goûter le suc capiteux des herbes sauvages ! Hélas ! Jamais cela ne sera ! Et Lupus pleura, déversant un gros chagrin longtemps retenu.
Une grosse larme tomba dans l’eau calme du lac, fragmentant à l’infini les reflets d’une lune émue qui cherchait son mouchoir entre deux comètes. La fée bleue émergea alors des eaux limpides. Rainette en tomba de son nénuphar et Lupus ébahi recula
- N’aie pas peur, petit loup, je ne te veux pas de mal, dit-elle en lui gratouillant le haut du crane, un jour, j’ai exaucé le vœu d’une marionnette qui voulait devenir un vrai petit garçon ! Je suis prête à faire la même chose pour toi, dans un sens différent, parce que tu es un très gentil petit loup et que tu le mérites. Tu vas quitter le royaume des contes du temps passé, tu n’y reviendras jamais et tu vas connaître la vie dont tu as toujours rêvée. Cependant, attention ! Quand tu seras dans ton nouveau monde, méfie-toi, quand on parle du loup, on en voit la queue !
La fée bleue toucha Lupus de sa baguette magique et il disparut.
La lune frotta ses grands yeux ronds, bailla et s’étira. Aurore arrivait dans ses voiles roses et brumeux, il fallait laisser la place. Rainette la curieuse, vert tilleul, interpella l’astre nocturne :
- Psss ! Dis-donc la lune, avant de descendre dormir, jette un œil, tu le vois Lupus ?
Et la lune, chaussant ses lunettes répondit :
- Non, je ne vois rien, où peut-il donc bien être, ce mignon petit loup?
Le ciel filandreux fut alors traversé par le vol lourd et battu des oies sauvages volant vers le pays des légendes et Niels, le petit garçon juché sur le dos du jar de tête, cria à Rainette verte de plaisir :
- Oui, oui je le vois ! Comme il est mignon ! Il est tout blanc avec deux jolies petites cornes, des sabots tout neufs qui tintent sur les rochers et il croque une lambrusque à belles dents !

(c)C. OCANA-DORADO.
* Alphonse Daudet, la chèvre de Monsieur Seguin

Le conflit des générations a été édité dans l'anthologie des contes et légendes revisités, édition Parchemins et traverses, http://www.parcheminstraverses.com

Corinne