Destination : 22 , Expliquez le monde


Epreuves

En Grèce, autrefois, les dieux et les hommes vivaient heureux, les uns sur

le mont Olympe et les autres dans le reste de ce pays merveilleux. Tant qu'

ils se confinaient dans leurs sphères, les conflits se réglaient d'eux-mêmes

et la vie douce reprenait son cours, mais parfois, il arrivait que les

histoires d'amour entre citoyens de ces deux mondes obscurcissent les

situations et les cieux.



Un jeune Béotien, qui vivait non loin de Thèbes, était d'une infinie beauté,

avec des cheveux blonds bouclés, un nez régulier, de grands yeux verts,

protégés par de très longs cils, enfin, beau comme un jeune dieu, et

suscitait en toutes les femmes autour de lui des sentiments profonds. La

nymphe Echo fut follement amoureuse de lui, ainsi que bien d'autres

immortelles et mortelles, mais il s'en souciait comme de colin-tampon. Que

la passion étiole toutes ces créatures n'était pas son propos ! Il n'aimait

que lui-même.



La mystérieuse Némésis, fille de la Nuit, avait pouvoir de venger les dieux

offensés par les humains. Elle décida donc de mettre à l'épreuve l'éphèbe en

question, qui avait nom Narcisse. Elle fit en sorte qu'il se voit dans l'eau

d'une fontaine. Eperdument épris du reflet qu'il y vit, le sien, il constata

néanmoins deux faits qui portèrent gravement atteinte à son moral : son

image était et brisée en deux et insaisissable.



Hélas, Narcisse ne comprit pas le sens du châtiment que lui administrait la

déesse. Il se consuma de désespoir. Toutefois, avant que celui-ci ne le

conduisît au trépas, il s'écoula encore plusieurs années pendant lesquelles

son unique préoccupation fut d'élaborer un moyen de reproduire l'objet de

son désir en entier, sans faille, pour pouvoir le contempler, l'embrasser,

le chérir tout à loisir. Il agit donc dans le plus grand secret pour ne pas

provoquer à nouveau la colère divine.



En catimini, il s'introduisit chez un sculpteur du voisinage de grande

renommée et lui fit commande d'une ouvre qui devait être toute à sa

semblance. Il prit pension chez l'artiste pour ne pas être remarqué et tant

que la statue ne fût pas achevée, il ne quitta point l'atelier. Enfin, il

put s'admirer, caresser les contours harmonieusement virils de la pierre. Il

se reconnaissait, il revivait. Il s'arrangea pour que la sculpture adorée

soit transportée de nuit jusqu'à sa propriété et s'enferma avec elle pendant

de nombreuses semaines.



Un jour de printemps, le bleu du ciel, les fleurs, les étoiles lui

manquèrent si cruellement qu'il voulut sortir de son domicile. Ni la taille

conforme à la nature de son effigie de marbre ni son poids ne lui

permettaient de l'emmener avec lui. Il savait que non loin de là, la

fontaine lui procurerait le plaisir qu'il recherchait, mais il résistait à

la tentation par crainte des foudres de Némésis qui s'était déjà manifestée

pour son malheur et avait, c'était bien connu, ses entrées auprès de Zeus,

le chef suprême de l'Olympe.



Par un matin d'été, un peintre frappa à la porte de sa demeure pour offrir

ses services. Narcisse y vit un signe du destin : un petit tableau est

aisément transportable, il pourrait l'emporter dans ses déplacements et ne

plus jamais s'en séparer. Cette fois, ce nouvel artiste s'installa chez son

client et n'en bougea plus tant que la peinture ne fut terminée. Narcisse,

libre désormais de ses mouvements, réapparut, sourire aux lèvres, à la

grande joie des dames à l'entour. Au fond de son cour subsistait pourtant un

doute douloureux : il ne voyait pas sur la toile l'éclat de sa dentition ni

le soyeux de ses boucles. Bientôt, sa mélancolie le reprit.



Les Grecs anciens étaient des gens très cultivés, ingénieux qui n'ignoraient

pas les sciences mathématiques et physiques. Ne furent-ils pas les

inventeurs de théorèmes pour la plus grande torture des lycéens et le plus

grand bien de notre monde qui comprend ainsi comment il peut tourner.

Narcisse ne faisait pas exception à la règle. Certes, la leçon de morale de

Némésis n'avait eu aucun effet sur lui mais l'événement lui avait permis d'

analyser les principes de la réflexion et de la réfraction. Absorbé par sa

quête, il se lança dans de savants calculs, établit des plans, fabriqua des

instruments jusqu'à ce qu'il puisse se placer devant une grosse boîte en

bois à quatre pieds qu'il actionna en pressant sur une poire reliée à un

long cordon. Il s'isola ensuite dans la pièce la plus obscure pour donner

naissance à une image nouvelle. Il avait inventé la photographie. Sa

satisfaction fut telle qu'il passa l'une des plus belles années de sa vie à

s'extasier, à se sourire de bonheur, à placer l'épreuve sur son cour.

Inlassablement, Narcisse, qui ne connaissait pas la modération, passait son

index sur le papier glacé, y portait sa bouche tant et si bien que le cliché

jauni ne lui montrât plus que des traits imprécis.



Narcisse sombra alors dans la dépression. Un jour qu'il promenait sa

tristesse sur le chemin, non loin de la fameuse source où avait débuté son

malheur, il s'en approcha, oubliant le danger. Un bref instant, il fut empli

d'allégresse puis perçut une différence entre celui dont il avait aimé le

reflet quelques années auparavant et celui qui se présentait à ses yeux.

Perdait-il l'esprit ? Il se pencha pour voir de plus près l'idole et. se

noya. Au bord de l'onde, une fleur poussa qui prit son nom.



Quelle fin tragique pour un si bel esprit que l'amour de lui-même avait tant

perturbé ! Alors, me direz-vous, la photographie a été oubliée pendant de

longs siècles. Pas comme l'entendez, car il y avait dans l'Olympe une très

vieille divinité que notre héros avait émue et qui souhaitait, pour le

représenter, allier au symbole féminin de la fleur l'attribut masculin de l'

appareil photo. C'était Mnémosyne. Sour du Titan Cronos, Mnémosyne y vit

aussi une manière de lutter contre l'action maléfique de son frère, qui

défigurait et dévorait les êtres, et de préserver le souvenir des gens et

des choses, mission qu'elle s'était donnée tout au long de sa vie. Elle

protégea donc l'invention du jeune homme et s'arrangea pour qu'elle

parvienne aux générations futures.



Ainsi vivent encore dans notre mémoire et sous notre regard les narcisses

des rivières déjà défleuris et les êtres chers aujourd'hui défunts.

Danile