Destination : 30 , Mythomanie littéraire


Une voix dans le désert

Magazine : Bouquiner, numéro d'Octobre 2004



Rubrique : Un auteur, une voix



Titre : Une voix dans le désert



Auteur : Lise Aguettand



Nous publions aujourd'hui l'interview in-extenso de Claude Marjolaine à l'occasion de son dernier roman « Les bruits de Jeanne » qui concourt pour le Renaudot 2004. L'auteure me reçoit dans sa maison d'Orléans, au cour de la vieille ville, confortablement étalée sur un fauteuil chaise-longue. Je suis assise près d'elle, sur le bout des fesses, dans un petit fauteuil de bois. Elle est vêtue d'un boubou saumon et vert feuillage, à l'aise et à l'abri des contraintes. J'écoute sa voix de pythonisse, sûre d'atteindre son but. Elle prophétise dans le désert de cette rentrée qui compte parmi les plus pauvres depuis bien des années.



Lise Aguettand : Merci, Madame, de nous recevoir aussi spontanément dans votre intimité. Nous sommes ici évidemment pour parler littérature mais aussi de vous. En lisant votre parcours, j'ai constaté que vous ne demeuriez à Orléans que depuis quelques années ?





Claude Marjolaine : Ceci est une histoire de famille sans grand intérêt. Par contre, Orléans et plus précisément mon entourage sont acteurs dans mon ouvre, je vous le concède. Mon cour ne penchait pas pour Orléans mais il s'est ouvert à elle. Je ne suis pas restée insensible au message de cette ville où Jeanne d'Arc est présente à tous les angles et les courbes des rues, une Jeanne d'Arc aux cent visages, car vous savez qu'il n'existe aucun portrait contemporain de la Pucelle.





L.A. : Suggérez-vous que la Jeanne de votre ouvrage a été inspirée par l'héroïne, que les voix de la Vierge et des saints se seraient transformés en bruits ?





CM : Oui et non. Tout est tellement plus subtil. Bien sûr que ma Jeanne tient son nom de celle d'Orléans, mais mon art consiste justement à détourner les mythes pour les appliquer aux simples humains que nous sommes. Ma Jeanne aura, par les bruits, la prescience de l'avenir mais pourra-t-elle en influencer l'issue ?





L.A. : N'en dites pas plus. Il serait dommage de déflorer la fin du roman. D'ailleurs, avant de nous consacrer aux « Bruits de Jeanne », l'ouvrage présenté au Renaudot, je souhaiterais revenir sur vos livres passés. Parlez-nous de vos précédents titres et de la part de vous-même que vous y avez incluse.





CM : Tous ou presque ont été puisés à la source de ma vie, une vie simple sans éclat particulier mais dense en observation, analyse, introspection, une vie intérieure riche. Mes voyages, mes relations amoureuses, tout fut matière pour créer. Qui sait si vous n'allez pas vous retrouver croquée dans un de mes prochains textes ?





L.A. : Vous m'en verriez flattée. Mais revenons à vos « relations amoureuses ». Quelle place tiennent-elles dans vos écrits ?





CM : Vous n'espérez pas que je vous révèle les noms derrière les personnages masculins que j'ai inventés. Yves, l'aviateur de « La Question » qui se déroule pendant la guerre d'Algérie, fut mon premier amour. Pouvez-vous imaginer plus tragique que de vivre la mort de son premier amour, le tout au milieu d'une banalité affligeante ?





L.A. : Votre premier amour, votre premier roman. Attachez-vous beaucoup d'importance aux premières fois !





CM : Sans aucun doute. Ne sont-ce pas là des moments d'une grande fraîcheur, traversés par les émotions les plus intenses ? Celles qui poussent à écrire les plus belles pages. Je ne suis pas sûre d'avoir conçu plus beau que « La Question ». Certes, mon style a pris de l'épaisseur, un caractère plus affirmé, une couleur, une griffe qui n'appartiennent qu'à moi-même, mais le fond ?





L.A. : C'est vrai et pourtant, pour revenir à votre réflexion sur le style, dans « L'Ecrevisse », le ton diverge ; il est plus ironique, plus acerbe.





CM : Bien vu. Je ne ris bien que de moi-même. J'ai pour mes personnages une immense tendresse, y compris pour ceux qui détruisent, mais, bien que je m'estime, je ne peux me représenter qu'en me tournant en ridicule. Pour plagier Hans Arp, pas un écrivain mais une écrevisse, rouge d'effort et à la démarche hésitante.





L.A. : Ce n'est pas l'image que nous, les médias, avons de vous, la femme ou l'écrivain.





CM : Non, car, alors, je suis sur la défensive et ne permets à personne de me servir ce que je me sers à moi-même, à l'instar du grand Cyrano.





L.A. : Il est temps de nous présenter « Jeanne ».





CM : Jeanne, c'est une institutrice de village. Une vie simple, heureuse, et pourtant ! Tout comme Jeanne d'Arc, la bergère de Domrémy, a été bouleversée par les « voix », son homonyme entend des bruits qui perturbent son existence paisible et vont avoir sur son futur un retentissement imprévisible. Mais je reste dans le domaine du quotidien, de l'infime, et cherche à en exhaler la grandeur. Car il faut être grand pour survivre à toute la souffrance du monde ou bien profondément égoïste.





L.A. : Je ne résiste pas à citer ce passage qui donnera à nos lecteurs la mesure de la finesse de votre écriture :





« Chanter juste, elle ne le pouvait. Après quelques notes, sa voix ne se posait pas, elle déraillait. Elle aurait tant aimé pouvoir la moduler à son gré. Un problème d'ouïe ? Son penchant pour les idiomes venus d'ailleurs lui prouva le contraire. Leur musique nouvelle la fascinait. Elle passa donc la plupart de ses vacances hors de l'hexagone, à chercher ce je ne sais quoi qui lui manquait chez elle, dans son coin de province, que les siens n'avaient jamais quitté. Son accent était parfait ; les locuteurs natifs la prenaient pour une des leurs. Elle ne fut pas loin de le croire. »



En ces quelques lignes, vous situez admirablement le personnage. Vous exprimez là une envie, un échec, une passion, une quête, un succès mais aussi des doutes. Vous maîtrisez comme jamais encore l'art de la suggestion. Jeanne trouvera-t-elle à l'étranger ou chez elle ce « je ne sais quoi », sa « voix » ? Où la mènera la musique de son monde ?





CM : Ce passage est judicieusement choisi. Mais on pourrait aussi évoquer François, le compagnon de Jeanne. Je dois vous avouer que j'ai dû me faire violence pour ne pas le prénommer Gilles. Jeanne et Gilles, ce merveilleux roman de Michel Tournier qui m'a fait comprendre, il y a des lustres, que tout n'était pas noir ou blanc. Gilles de Rais reste cependant dans l'esprit de tous le Barbe-Bleue du conte. Je n'ai pas voulu être aussi directe. J'ai souhaité laisser au lecteur une plus grande liberté d'interprétation et je crois y avoir réussi. Dans son interview à « Ecrire Demain », la très grande Josée parle de mon « Ecrevisse » en termes élogieux mais elle n'avait pas encore lu « Les bruits de Jeanne ». Depuis, elle m'a appelée pour dire combien la chanson douce-amère de mon roman l'avait retournée.





L.A. : C'est une grande référence que vous citez là. Et le Renaudot ?





C.M. : Si le jury a un dixième de la compétence de Josée, je n'ai pas de souci à me faire. Mais je vivrai très bien sans cette distinction.





L.A. : Notre revue s'intitule « Bouquiner ». Que vous inspire ce verbe ?





CM : « Bouquiner, c'est s'accoupler avec un lièvre ou un livre ». C'est une phrase pleine d'humour de ma lectrice au Seuil, Annie François. Je préfère la seconde option. D'ailleurs, je ne cours pas assez vite pour le premier exploit, ce qui explique peut-être ma solitude. Je suis la tortue de la fable de La Fontaine, vous savez le « pays » et « confrère » de Maud Estie. Celle-là, elle ne doute de rien ! Donc, disais-je, je suis la tortue et j'en suis fière, car j'arrive toujours à la fin de mon ouvre à temps pour être publiée et plébiscitée par un large lectorat. J'ignore si vous avez lu l'entretien avec Maud Estie dans Chante-Ecris, mais c'est d'un sordide ! Elle a dû prendre « bouquiner » au premier sens du terme, puisqu'à la fin, elle fourre son héroïne dans les bras d'un vieux bouc. Qui peut lire ceci à part quelques pauvres femmes à la recherche de sensations au-dessous de la ceinture ? Chante-Ecris a bien baissé ces derniers temps ! Aucune comparaison possible avec votre prestigieuse revue littéraire !





L.A. : Merci. Madame Marjolaine, avant de nous quitter, je vais faire plus court que Proust ou Pivot, mais je vous poserai quand même une dernière question : « Si vous étiez un mythe ? »





C.M. : La déesse Athéna, sans hésiter. Je mettrais un peu d'ordre dans la folie des hommes. Mais je suis moi-même et, par mon ouvre, j'ose prétendre à ce rôle de « prêtresse de la sagesse ».





L'entretien se clôt sur ses mots. La dame au boubou-marabout, qui puise ce « je ne sais quoi », cette magie, en elle et chez les autres pour le plus grand bonheur du lecteur, demeure seule derrière la porte avec pour compagnons tous ses personnages, vous ou peut-être moi un jour, comme elle me l'a prédit.



Danile