Destination : 34 , Sous le soleil d'Ailleurs


L'embrumé

L'embrumé




Un manteau de brouillard dense s'étend sur le marais. Les roseaux se sont effacés, un faible cri d'oiseau s'entend encore, assourdi par l'épaisseur de l'humidité en suspens que perce à peine un jour faible et diffus. La départementale qui contourne l'étendue d'eau n'est guère plus dégagée. Un matin d'automne si commun dans la Grande Brière ! Il est évident qu'au fil des heures, cette masse opaque ne se dissipera pas.



Le silence vole soudain en éclats, brisé par des sons aigus et pourtant d'origine indiscernable. Un animal blessé ? Sylvain frissonne au volant de sa Clio. Tout paraît irréel sous cette nappe de brume. Le bas-côté de la route se laisse à peine distinguer. Inquiet sans savoir pourquoi, il s'engage dans les virages et, quelques minutes plus tard, finit par apercevoir, dans la zone balayée par les phares, une vague forme. Il freine brutalement. Dans un violent hoquet qui le précipite, poitrine contre le volant, la Clio s'immobilise. Il sort, choqué, bute contre un sac à main, se courbe douloureusement au-dessus d'un corps gisant, vêtu d'un imperméable vert pâle, d'une femme au visage en sang, de Marie ! Il ne peut retenir un cri d'effroi en découvrant la morte. Aucun doute n'est possible : ses doigts sur le poignet, son oreille contre le cour le lui confirment. Marie vient de quitter ce monde. Marie qu'il s'apprêtait à rejoindre, à enlacer, à embrasser. Marie, son ultime espoir !



Il se redresse, les bras ballants, la gorge serrée, hébété. Il ne sait que faire, ne comprend rien. Marie l'attend à Guérande, elle ne peut être allongée là, sous les roues de son véhicule, dans un linceul de brume énigmatique. Il se penche brusquement, s'effondre de chagrin, se redresse une nouvelle fois, prostré. Enfin, ses pas chancelants le dirigent vers sa voiture. En quelques instants, tous deux s'enfoncent dans le brouillard.



*

Dans la presse, un article rapporte qu'on a trouvé le corps inanimé d'une jeune femme non identifiée, sur la départementale qui longe la curée, dans la commune de Saint-Lyphard. Les gendarmes effectuent des recherches parmi les personnes signalées disparues.



Un casse-tête chinois ! Dans le sac à main, aucun papier d'identité !



*

Qui aurait pu signaler la disparition de Marie sinon Sylvain ? Marie, fille unique, avait perdu ses parents depuis quelques années déjà. Quant au reste de sa famille, il vivait soit au Canada soit en Nouvelle-Calédonie. Elle était traductrice indépendante.



Lucie, professeur d'anglais et voisine bien intentionnée, se manifeste : le corps de Marie Kérien, traductrice, peut enfin être identifié. On apprend l'existence d'un homme dans sa vie, on retrouve des photos chez elle. Mais Sylvain Delpech demeure introuvable.



Qui aurait pu élucider la disparition de Sylvain, sinon Marie ? Sylvain était un enfant rebelle de la DDAS et n'avait gardé aucun lien avec les couples successifs qui l'avaient hébergé mais mal accepté. Il avait même passé un an en foyer de jeunes délinquants. Mais tout ceci est loin derrière lui. Il n'a pas encore d'amis dans cette région. Arrivé depuis peu de Toulouse, il a rejoint Marie qu'il a connue sur le net, au cybercafé de son quartier. Il cherche un emploi. Son absence et son passé orientent les soupçons sur lui. Jalousie, crime passionnel ? Marie a succombé à un coup asséné à la tête. Il est impossible de déterminer les mobiles ni l'arme du crime. On relève les marques de pneus. On prend les empreintes et le cheveu brun repérés sur le vêtement de pluie maculé : ils ne correspondent pas à ceux de Marie. On retrouve la Clio dans la Seine, à Rouen. Les traces de Sylvain s'estompent dans un épais mystère.



*

Lucie prit en charge les obsèques de la jeune femme et suivit le corbillard jusqu'au cimetière. Dans le voisinage, ce geste fit jaser ; elle fut admirée, elle fut critiquée. Peu lui importait. C'était son affaire. Leurs métiers offraient des similitudes. Marie avait vécu de l'autre côté de la cloison. C'était un peu son ombre. Un dimanche soir, elle avait sonné chez elle pour lui demander un analgésique. Le lendemain, elle s'était arrêtée pour la remercier. Elles avaient échangé quelques paroles dans l'escalier. Ce drame avait bouleversé la vie de Lucie, hantée par un souvenir qui se fit cependant plus doux à mesure que les années s'écoulèrent.



Lucie épousa Jean-Louis, un ingénieur qui revenait d'un long séjour aux Etats-Unis. Ils avaient maintenant deux enfants de huit et onze ans, Nolwenn et Kevin. Au cours de plusieurs conversations, elle avait évoqué la fin tragique de Marie, la disparition du fiancé. Elle avait toujours pensé qu'elles auraient pu devenir amies, elle avait la nostalgie de cette amitié avortée avant d'avoir vu le jour. Lucie était de celles qui souhaitaient souvent ce qu'elles n'avaient pas. Par exemple, vivant dans la Grande Brière, elle rêvait depuis l'enfance de la Louisiane. Les récits de Jean-Louis avaient amplifié ce rêve. Un jour, son mari rentra à la maison, un sourire triomphant aux lèvres, et lui annonça que leurs économies leur permettaient d'envisager un séjour en Louisiane, où ils étaient invités à passer les fêtes de fin d'année.



Lucie avait si fréquemment rêvé de boîtes sombres où des musiciens noirs joueraient du piano et du saxo. Elle avait écouté les airs de Sidney Bechet ou d'Ella Fitzgerald sur l'électrophone de ses parents. Elle s'était imaginée, allongée dans un fauteuil à bascule, sous la véranda d'une maison de planteur, ou glissant entre les herbes folles d'un bayou. Bientôt, son rêve deviendrait réalité.



Le voyage se fit sans difficulté. Nolwenn et Kevin avaient emporté des livres et une play-station. Ils lurent, jouèrent puis dormirent dans l'avion. A l'aéroport, Bill et Candice les attendaient. Dans une grande berline, ils roulèrent vers la maison de leurs hôtes, fatigués et contents d'arriver au but.



Candice prépara rapidement des plateaux télé. Les enfants des deux couples, assis en rond autour de l'appareil, s'observaient et mangeaient, intimidés et silencieux. Les parents, assis à table, conversaient avec enjouement. Bill, attentif d'un oeil et d'une oreille aux images et aux sons diffusés par l'émetteur, interrompit la conversation pour écouter les nouvelles locales.



« A l'heure où la brume matinale s'est levée, on a découvert un cadavre accroché aux racines d'un arbre, dans le Bayou Tèche. Cette mort est d'autant plus insolite que l'homme a exercé le métier de passeur et de guide sur ces eaux pendant plusieurs années. »



L'attention de Lucie était retenue par le paysage du bayou. Elle, la Guérandaise, avait souvent associé en esprit les curées briéronnes et les chemins d'eau de la Louisiane. Quand elle glissait dans un chaland, elle croyait entendre des chants cajun. L'imagination de son enfance la rattrapait.



Soudain, sa pensée vagabonde se concentra sur les commentaires du présentateur. « Il s'agit d'un homme parlant français, un français de France, un français avec un accent du Sud. Il parlait aussi anglais. Mais il avait le cerveau embrumé. Il est arrivé chez nous, sans mémoire et sans papiers. On lui a attribué le nom de Silvan French : il ignorait tout de son patronyme ; quant à son prénom, on s'est contenté d'une approximation basée sur ce qu'il a mumuré, à l'hôpital où il a été conduit à l'époque. Les Freeman, une famille de Noirs parlant le français cajun, l'ont pris en pitié, accueilli et hébergé. Il a travaillé et, très vite, il a été en mesure de les dédommager ».



Lucie regardait le film d'amateur où l'on voyait le passeur au travail. Il lui parut familier, bien sûr : il accomplissait les gestes qu'elle avait vus tant de fois effectués dans son pays à elle. Son regard ne pouvait se détacher de la barque, de ces bras qui godillaient, de la figure dont elle s'efforçait de deviner les traits.



Comment était-il venu jusque là ? Et comment était-il mort ? On songeait à un suicide, on s'interrogeait sur sa capacité de nager. Personne ne pouvait répondre. Maintenant, son hôtesse expliquait qu'il était taciturne, qu'il avait un comportement étrange, angoissé, plus particulièrement quand le brouillard tendait sa toile grise sur les méandres stagnants. La peur se lisait alors dans ses yeux. Cependant, il parcourait toujours le même trajet, avec ou sans passager. Nul ne pouvait l'en empêcher, il défiait le temps, il défiait sa peur.



« On ne l'a jamais vu seul avec une femme ; il était bel homme mais semblait fuir le sexe féminin. Il contait le bayou d'une voix monocorde aux touristes, avec juste une pointe d'accent, mais ne réagissait ni aux plaisanteries, ni aux manifestations de sympathie des gens. Je ne l'ai jamais vu rire » confiait la vieille Mrs Freeman à son interviewer.



La conversation reprit de plus belle entre Bill et Jean-Louis. Lucie se leva pour rejoindre Candice qui préparait des coupes d'entremets aux fruits dans la cuisine. Soudain, les hommes furent déconcertés par une exclamation véhémente en français :



- C'est lui, c'est lui !



- Who ?



- Qui ?



Les hommes avaient rejoint leurs épouses dans la cuisine.



- Mais si, c'est l'amoureux de Marie, je le reconnais. C'est Sylvain Delpech.



- Lucie, tu te rends compte de ce que tu dis ! Comment peux-tu l'affirmer ? Tu ne l'as aperçu qu'une ou deux fois.



- Je le sens, je le sais. Tout concorde, c'est lui ! Je dois avertir la police.



- Tu peux pas en être sûre. Et puis, à quoi ça servirait ? Si je me souviens bien, il n'avait pas de famille en France. Et nous sommes en vacances. S'il te plaît, oublie !



- Tu as sans doute raison.



Lucie dormit mal, cette nuit-là. Quand, deux jours plus tard, elle lut sur un panneau indicateur le nom du Bayou Tèche, elle trembla. Ses hôtes, charitablement, l'emmenèrent en visiter un autre.



*



Aujourd'hui, Lucie aime à marcher seule le long de la berge du marais de Bréca, à Saint-Lyphard. Elle s'adresse en silence à Marie. Elle lui raconte comment elle fut aimée à en perdre la raison, à en abandonner sa vie aux eaux perfides. Elle lui dit combien elle aussi l'aurait aimée si la mort n'en avait décidé autrement, si un chauffard ou un assassin, à jamais impuni, n'avait pas brisé deux vies d'un seul coup et jeté un voile de deuil mélancolique sur la sienne. Au retour, devant la gendarmerie, elle est tentée de s'arrêter, de tout révéler et de disculper Sylvain. Puis, elle renonce ; ils la prendraient pour une douce illuminée, elle n'a aucune preuve à leur apporter. Elle n'évoque plus le sujet en présence de Jean-Louis. Et pourtant, Sylvain est innocent ! Elle l'a lu dans les yeux tristes, dans le regard embrumé de l'homme du bayou.



Danile