Destination : 10 , Road Movie


Maiden voyage

« Maiden Voyage »

Ah ! les voyages d'antan se donnaient des allures plus romantiques que ceux
d'aujourd'hui. Prendre l'avion pour arriver quelques heures plus tard dans des
lieux où certes, le dépaysement est garanti, mais sans la lenteur élémentaire
pour apprécier la succession des paysages qui mènent à la destination ou pour
partager un rêve avec d'autres passagers, est-ce voyager ?

Si je devais partir au Canada aujourd'hui, c'est dans le pays même que
commencerait réellement le périple, alors qu'en 1958, l'aventure prenait corps
au Havre et quelle aventure pour une très jeune fille ! Je ne me rendais pas à
un congrès, je ne faisais pas partie d'une équipe de sportifs, je n'émigrais
pas, j'étais une des rares passagères de seconde sur le Saxonia de la Cunard,
en partance pour des vacances, deux mois chez mon oncle et ma tante, dans le
Saskatchewan.

Qui fantasmerait sur le Saskatchewan, la Beauce multipliée à l'infini, où la
simple vision des silos à l'horizon indique la prochaine agglomération ? Moi,
petite bachelière parisienne aux rêves tellement plus grands qu'elle.

Qu'il était minuscule, mon père, sur le quai du port du Havre que je regardais
du haut d'un des nombreux ponts du paquebot ! Très vite, j'oubliais la France
pour deux univers, l'Océan et la vie à bord qui, tous les deux, offraient des
plaisirs alors totalement inconnus de moi et auxquels j'aspirais. J'étais enfin
sur cette grande bleue qui m'attirait comme un aimant lorsque je nageais, si
fort que, dans ma tête, je partais pour l'Amérique et m'éloignais tant du
rivage que je me faisais régulièrement rappeler à l'ordre. Toute la journée, je
n'eus d'yeux que pour elle.

Lorsque le soir vint et que je me fus changée pour le dîner, coutume très
britannique que j'avais vite repérée, un tout autre monde m'apparut, un peu
frivole, mais à cet âge, la frivolité est de mise. J'avais hâte de passer au
prochain stade des festivités, la danse. Très vite, je fus entourée par tout un
essaim de jeunes hommes, français, italiens, suisses, allemands (peu de femmes
seules émigraient). Un Italien me fit, en anglais, le coup de Jean Gabin à
Michèle Morgan dans « Quai des Brumes » mais le compliment sur mes yeux n'eut
pas l'effet escompté. C'est avec David Riel, un suisse allemand, que je
dansais toutes les valses lentes à la mode sur ce bateau.

Palet sur le pont, cinéma, danse, attractions rendaient la vie passionnante,
mais sans la mer et sans David, point d'aventure ! Chaque jour amenait son lot
de spectacles nouveaux : une escale à Cobh, le port de Cork en Irlande où nous
nous ancrâmes dans la rade et où j'observais le transbordement des marchandises
et des voitures et la montée à bord de dentellières en quête de clients pour
leurs ouvrages ; le gros dos d'une baleine au large, non, pas blanche, mais
quand même ; un iceberg à la dérive, asez proche pour que nous mesurions le
danger si le capitaine et l'équipage n'avaient pas été à la hauteur ; les
chapelets d'îles vertes du Saint-Laurent et leurs maisons-jouets en rondins ;
le port de Québec chaud et moite, dominé par l'imposante grisaille du Château
Frontenac et, enfin, Montréal.

Pendant ces six jours, David, aux allures de Goliath, tant il était grand et
puissant, me faisait glisser sur la piste, me déclarait sa flamme, me
promettait un avenir radieux en femme de bûcheron, près d'un lac, d'une grande
forêt, avec des étendues de neige inviolée, des caribous, que sais-je encore !
Dans ses yeux bleus, je voyais déjà le lac ; dans ses bras, j'étais insensible
au froid canadien que je connaîtrais un jour. Le doux David était prêt à aller
me décrocher la lune. La séparation fut déchirante mais non dénuée d'espoir :
nous allions nous écrire et préparer mon arrivée.

Au bout de la traversée, il y avait la terre ferme à Montréal, ma tante et le
retour à une certaine réalité. Le compartiment "scenic" au dessus du train de
la Transcanadian Pacific où je montais pour m'isoler et plonger dans la nature
canadienne me procura encore des émotions intenses. Nous longeâmes le Lac
Supérieur et la vie avec David, toutes les images que nous avions évoquées,
étaient là sous mes yeux.

L'arrivée à Wolseley fut un peu terne, relevée toutefois par la surprise d'un
petit entrefilet dans le journal local qui avait le culot de titrer : «
Mademoiselle Perrault de Paris (France) à Wolseley ». Paris (France), comment
aurait-il pu en être autrement ? Wim Wenders s'est depuis chargé de parfaire
mes connaissances géographiques avec son film « Paris, Texas ». Déjà, mon oncle
livrait une réserve indienne à quelques kilomètres de sa laiterie dont le nom
me laissait perplexe : Montmartre.

Pendant les deux mois qui suivirent, devant le Lac Louise et les caribous de la
réserve de Banff, dans les Rocheuses, et combien plus devant l'ennuyeuse plaine
du Saskatchewan, je pensais à David. Le retour fut triste, point d'émigrants,
le pont difficile d'accès en raison du gros temps, des passagers d'âge mûr et
pour la plupart malades. Le rêve s'évanouissait un peu plus à chaque mile
parcouru.

Dani�le