Destination : 158 , Tout ce que je sais c’est que je suis ailleurs* !


Isidore le labrador

Jules, mon maître, a tenté très souvent de me dresser à l'obéissance sans résultat. Je ne comprends rien à ce qu'il attend de moi. Tout ce que je sais, c'est qu'il y a des moments importants dans une journée : mes promenades, mes repas et jouer à la balle. Le reste du temps, je dors dans mon panier au pied de son fauteuil. Quand il est assis, je pose mon museau sur son pied, et quand il n'est pas là, je le glisse dans sa pantoufle abandonnée. Lorsqu'il fait beau, il laisse le balcon ouvert pour que je puisse prendre l'air. Je surveille alors les allers et venues du chat de la voisine du dessous.

Je ne manque de rien. Je suis bien nourri, vacciné, brossé et Jules m'emmène partout. Je suis un chien heureux. Mais quand Jules est triste je suis triste. Justement, ce soir, ça n'a pas l'air d'aller. Il semble avoir des soucis. Lorsque j'appuie mon front sur son genou, il me caresse distraitement en pensant à autre chose et je me sens malheureux. Alors ça me donne de l'eczéma et je me gratte. Pour le distraire, je vais chercher ma balle cachée sous le buffet de la cuisine et je la dépose à ses pieds comme un trésor, mais il ne la regarde même pas, il est ailleurs.

C'est dans ces moments-là que j'aimerai savoir parler pour le réconforter. Je lui dirai qu'il n'est pas seul. Que je suis là. Qu'il peut compter sur moi. Que je ne le quitterai jamais. Je lui dirai que de le voir triste, ça me fait un mal de chien juste pour le faire rire. Je lui dirait une de perdue , dix de retrouvées. Je lui dirai qu'elle était moche et qu'elle n'aimait pas les chiens. Je lui dirai que quand il n'était pas là, elle fouillait dans ses affaires. Qu'elle ne savait pas cuisiner. Mais si, rappelle-toi, le ragout qu'elle avait mijoté nous avait rendus malades. Je lui dirai qu'elle parlait fort, qu'elle parlait trop.

Jules reste affalé dans son fauteuil, les yeux dans le vide, un whisky à la main. Le bruit des glaçons qui s'entrechoquent dans son verre remplit le silence. Je n'aime pas ce silence. Il me donne le vertige. Il est plein de bruits intérieurs. Jules a du chahut dans le cœur. Du brouhaha dans la tête. C'est un silence assourdissant.

― Isidore, viens, on va se promener.

Youpi ! Mon cœur bondit. Je vais chercher ma laisse et mon collier. Je frétille et balance ma queue dans les meubles. Je gambade à ses côtés. Le nez au vent, j'aspire l'air parfumé de l'été, je donne des coups de dents aux abeilles. J'affole les tourterelles, je renifle les tas de feuilles.

Dans le parc, je sens Douce, la chienne de la voisine du dessus. Dans la pelouse, mes ébats avec Douce ressemblent à un ballet.

Jules parle avec la voisine. Je crois qu'il rit. La vie est belle !

De toute façon, même si je savais parler, je ne pourrai pas expliquer avec des mots ce que je ressens. Et, comme dit l'autre : ce dont on ne peut parler, il faut le taire.

Fabinuccia