Destination : 163 , Au pays du soleil levant


Rencontre sous la lune

Je fus réveillée par l'hôtesse qui posait un plateau-repas sur ma tablette. J'avais la bouche pâteuse et les membres engourdis. Le hublot laissait filtrer une nuit bleutée. Ma montre indiquait 8h. Il me semblait que cela faisait une éternité que j' étais dans cet avion, dans une bulle, hors du temps.

L'écran de télévision qui projetait le parcours indiquait que Tokyo n'était plus très loin. D'ailleurs, le commandant de bord annonça que l'appareil allait amorcer la descente.

Je repensai au visage de ma mère à l'aéroport. Il y avait à la fois de l'excitation et de la tristesse dans ses yeux. Cette femme si pudique, pleine de silence, m' avait très peu parlé de ce père inconnu que j' allais rencontrer pour la première fois, le jour de mes vingt ans.

Ma mère l'avait connu sur les bancs de l'université. Ils avaient eu une courte liaison car Atsuo, c'est ainsi qu'il se prénommait, avait quitté la France peu de temps après, lui laissant un souvenir indélébile, une petite fille qui vit le jour neuf mois plus tard. Je ne savais que peu de choses à propos de lui. Juste que c'était un artiste, un designer et qu'il ignorait mon existence jusqu'à ce que, entreprenant des recherches pour le retrouver, je lui envoyai une lettre. Il m'avait répondu, dans un français un peu chaotique, mais, au-delà de ses expressions laborieusement tournées et parfois même incompréhensibles, émanait une émotion contenue. Il désirait me rencontrer.

J'avais examiné pendant des heures la photo de son visage, trouvée dans un reportage, cherchant une ressemblance. Il y avait, certes, ce petit air asiatique qu'on m'avait souvent fait remarquer, mais je cherchais à surprendre un détail dans l'expression, dans le sourire, quelque chose de plus infime.

L'avion se posa sur le tarmac et les passagers s'animèrent, rassemblant leurs affaires. Je m'étonnai de ne pas me sentir nerveuse, j'étais étrangement sereine, j'allais rencontrer mon père. Noyée au milieu du flot humain qui progressait dans le labyrinthe des couloirs de l'aéroport, je me dis que tous ces gens ignoraient que j'allais voir mon père pour la première fois. Combien étaient-ils dans cette foule à ne pas connaître leur père ?

J'arrivai au point de rencontre. Il m'attendait, je le reconnus, il me souriait. Comme il avait l'air jeune! Vêtu d'un jean et d'un blouson de cuir ouvert sur un tee-shirt blanc. Nous ne savions pas ce que nous devions faire, nous serrer la main ou nous embrasser ? Nous nous sourîmes simplement. Atsuo prit ma valise et m'entraîna vers la sortie. Un taxi nous attendait.

Sur la route de l'aéroport à Tokyo, nous échangeâmes quelques considérations de politesses sur le bon déroulement du voyage. Atsuo s'exprimait plutôt bien en français.

Nous traversâmes le centre de Tokyo, grouillant et clignotant de néons multicolores, étirant vers le ciel d'immenses images lumineuses sur les façades de buildings démesurés. Le grondement continu de la circulation urbaine, les annonces publicitaires criardes et les musiques techno dans les haut-parleurs, les sons électroniques exubérants des games-centers, toute cette effervescence ajoutée à la fatigue du voyage et au décalage horaire, donnait un caractère étrange à notre improbable rendez-vous. J'avais l'impression de flotter dans un rêve, en spectatrice, détachée du réel.

Après avoir déposé mes bagages dans la chambre d'hôtel que j'avais réservée, mon père me conduisit au parc Hama Rikyu. Il m'expliqua qu'il serait exceptionnellement ouvert cette nuit car nous étions le soir du quinzième jour du huitième mois du calendrier lunaire, célèbre jour de la fête de la lune. L'air était très doux pour un mois d'octobre et une immense pleine lune très ronde illuminait le jardin. Sur le chemin, les bruits de la ville devinrent peu à peu étouffés et lointains. On entendait seulement, sous les pas des familles en promenade, le froissement des feuilles mortes. Les gens s'installaient sur les pelouses pour un pique-nique nocturne dans le parfum entêtant des parterres d'anémones. Plus loin, sur un des lacs alimenté par la mer, on avait dressé sur un ponton habillé de bambous, de plumeaux et d'orchidées, des petites tables éclairées par des lampions colorés où l'on déposait des assiettes de gâteaux de lune, en offrande à l'astre scintillant. Nous n'éprouvions aucune envie de parler, juste s'émerveiller de cette féérie. Mon père m'entraîna par un petit pont japonais, en arc au-dessus de l'eau, sur une des îles du lac. Il y avait là une maison de thé sur pilotis. Nous nous déchaussâmes et nous assîmes en tailleur sur les tatamis pour déguster un thé vert. Du dehors, nous parvenaient les éclats de voix joyeux des enfants, des chants et des rires.

Une femme en kimono traditionnel nous présenta un petit plateau. Avec beaucoup de lenteur et de douceur, elle purifia un bol à l'aide d'un chiffon humide qu'elle replia soigneusement. Munie d'une grande cuillère en bois, elle déposa le thé au fond du bol et l'eau frémissante fut versée délicatement. Le thé fut battu par un petit fouet en bambou, donnant au breuvage une belle couleur verte. La femme dirigea alors le bol vers moi et, en signe de respect, le tourna afin que le motif décoratif soit de mon côté. Ce rituel invitait au recueillement. J'en étais si bouleversée, que des larmes me montèrent aux yeux. Mon père, qui m'observait à la dérobée depuis le début de la cérémonie, en fut gêné ou peut-être ému, et devint soudain volubile. Il se mit à me questionner sur mes études et mes projets. L'ambiance très sereine de la maison de thé devint un sanctuaire de confidences. Il me raconta qu'il avait été marié puis divorcé et qu'il n'avait jamais eu d'autres enfants. J'accueillis cette nouvelle avec une sorte de soulagement. Au fond, je n'avais pas envie de partager mon père !

Nous nous découvrîmes peu à peu, au fil des mots.

Une des fenêtres de la maison de thé donnait sur la mer où se reflétaient les lueurs de Tokyo.

Par l'autre ouverture, on voyait les bambous se balancer sous la brise d'automne.

Fabinuccia