Destination : 151 , De Père en fils


papadepapier

J’avais huit ans peut-être, et j’étais à la recherche d’un papa. Un vrai, fort et doux à la fois, avec un gros rire à faire trembler les murs, des mains immenses pouvant bien mieux qu’une pelle creuser un puits dans le sable en un rien de temps. Un père qui aurait toujours une drôle d‘histoire à me raconter pour faire fuir le chagrin qui tente souvent de petites incursions chez moi. Il aurait des tas d’idées farfelues. Par exemple il serait capable de venir me chercher en pleine classe un jeudi matin : il irait chuchoter quelques mots à la maîtresse en prenant un air très embarrassé, alors elle me dirait « Bastien, range tes affaires et suis ton père, tu reviendras lundi ». Et nous partirions main dans la main, sous le regard interrogateur de mes camarades, attendant d’être sortis de l’école et d’avoir passé le coin de la rue pour exploser de rire et partir au galop le long du trottoir : « grand week-end à bâbord, fiston ! » Il m’emmènerait sur la petite place de la contrescarpe et l’on s’assiérait à la terrasse d’un café. Là, sans avoir rien commandé, un serveur ficelé dans son grand tablier noir nous apporterait deux énormes coupes de glace. Je dégusterais la mienne en me noyant dans le bleu de son regard…

J’étais donc tout à mes recherches. Je croisais bien parfois des hommes à qui le poste aurait peut-être convenu, mais j’étais conscient que le recrutement était fort délicat… Je me rabattais alors sur les magazines traînant sur la table basse du salon d’attente de l’orphelinat.

Lorsque j’y voyais un homme qui me paraissait correspondre aux critères que je m’étais fixés, je découpais la photo que je rangeais illico dans ma petite boîte à secrets. En quelques mois je disposais de sept photos. Je donnais à chaque nominé un prénom et lui inventais une vie, un caractère, une façon d’être.

Un jour de grand chagrin, je montais me réfugier au pied de mon lit, ouvris ma boîte et me plongeais dans mes photos secrètes. Je n’en pouvais plus de traîner seul cette solitude, l’élection devait avoir lieu aujourd’hui ! Une à une j’examinais longuement les pères potentiels qui se présentaient devant moi, écoutant ce que chacun avait à me dire. Quels mots pouvaient-ils m’offrir ? parmi les sept, lequel détenait le magique pouvoir de me réconforter ?

C’est alors que j’entendis des bruits montant l’escalier. C’était Claude qui était chargé de regrouper les enfants pour le dîner. Zut ! j’allais devoir reporter mon élection. Allons, pas le temps de m’apitoyer sur mon sort ! Vite ! j’attrapais tous mes nominés et les fourrai dans la boîte que je glissai précipitamment sous mon lit. Oups ! une des photos avait volé à un mètre de moi. Je la pris à la hâte et l’enfoui au fond de ma poche, juste avant d’entendre Claude m’appeler « À table, Bastien, la soupe va refroidir ! ».

L’air de rien, je descendis à la salle à manger. Dans ma poche, ma main caressait mon élu, et le repas eut ce soir là, une saveur unique.

Depuis, je n’ai jamais quitté ce père imaginaire. Avec les années, il a pris différentes formes, tantôt figurine miniature, tantôt dessin plastifié, ou silhouette cartonnée, il m’accompagne dans tous les moments forts de ma vie, ce papa que je nomme en secret « mon papadepapier ».

Griotte