Destination : 55 , La mort nous va si bien


la passeuse au regard

La passeuse au regard


Digne, premier dimanche d’août 1993. Corso de la lavande.

La ville est sur pied de fête.
Le Corso tambourine, le Corso bat le rappel. Dans toutes les artères les percussions résonnent entre les hauts murs chauffés à blanc. Cris ? Eclats. Rires. Hoquets de sono. Bris de fanfares. Airs martiaux. Les hélicons sont dans la rue. Les majorettes, uniformettes, singent les parades viriles. Grosses caisses, cuisses nues, visages rubiconds, faces suantes.
Ma ville est en bataille. Du haut des chars on lance des bouquets de lavande et des lazzi. Fleurs en crépon, fleur au fusil, en carton. Attaques rieuses de mirlitons, serpentins, confetti. Escouades, gamins en embuscade.


Dans la ville en fête passe une pleureuse.


La ville est sur pied de fête.
Le peuple est dans la rue. Ah ça ira, ce soir on dansera, au bal, la Carmagnole, la farandole et le tango, la java de grand-mère et le disco, on rock’n rollera staccato, on chaloupera lambada.
La fête a des airs de foraine. Tirs des carabines, chichis, peluches et pommes d’amour. Les autos se tamponnent, on pêche les canards. Les montagnes sont russes, les filles saoules de rires. Cette nuit on fera l’amour.
La ville est à la fête, le peuple est à la joie.


Dans la ville en joie une passante en pleurs traverse la fête comme une pluie d’automne.


La fête bat comme un coeur.
Le rythme sourd des tambours scande le pouls de la ville. Coeur de ville, coeur de foule, la place palpite, que viennent battre en lourds remous les denses vagues humaines.
La fête bat son plein. Jadis fluides les artères s’encaillottent. Le flux devient fluxion. Telle une lave noire la chair agglutinée s’écoule lentement le long des boulevards, submerge les ruelles, stagne en lourdes flaques sur la place étouffée.


Dans ce magma compact la passante aux larmes marche en somnambule, les yeux noyés de pluie.
Elle marche, marche encore, se cogne au flot qui la bouscule, recule, titube comme une femme ivre, reprend sa route, fourmi tenace, et marche, marche encore, sombre dans la foule, s’englue, se noie dans le magma qui l’emporte comme un fétu, et marche, marche encore, les yeux noyés de pluie qu’elle essuie, rageuse, d’un geste de défi, menton haut, lèvres tremblantes, mordues au sang. Ne pas pleurer. Regarder, de toutes ses forces, de ses yeux grands ouverts, de ses yeux de noyée. Regarder ?


Ame en peine, pourquoi hanter la fête de ton regard fantôme, de ton regard de pluie ?
Nul ne lui pose la question. Nul ne l’a vue. La foule est chair aveugle et fleuve de folie. Ni la lourde matrone aux grappes de marmots, ni la Lolita rieuse aux joues sucrées de gaufres et de baisers, ni le fier-à-bras bandant ses muscles, ni la fragile vieillarde. Nul n’a vu la passante aux larmes hanter la fête de sa douleur. Nul n’a croisé son regard.


Onze ans après je la revois pourtant, pleureuse pluie d’automne. Je vois la passante fantôme venue regarder le Corso, une dernière fois, de ses yeux de noyée.


« Ah ! Si j’étais toi ! » a soupiré son père. « J’aimerais tant voir le Corso ! C’est la première fois que je le manquerai ! »
Dans la grande chambre claire qui fait l’angle de l’ancien séminaire devenu hôpital son père vit ses dernières journées. Il ne verra pas la fin de l’été. Cette mort annoncée, elle ne garde le secret, avec sa mère.
« Ah ! Si j’étais toi ! » a dit son père.
Elle sera son regard.
Elle est descendue plus tôt de l’hôpital, pour ne rien manquer des festivités : le défilé, les chars, les fanfares, la fête foraine, le bal ce soir, et le feu d’artifice. Elle ne veut rien perdre, pour le lui donner.
Demain, elle racontera : « le char du quartier ? Il était superbe ! Il représente la Grande Fontaine, toute moussue, avec des colombes. Oui, au bal, il y avait un accordéoniste. Il te ressemblait, tiens ! Tu l’aurais vu tricoter la « Comparsita » sur son clavier ! Et la fanfare autrichienne, quel rythme ! Un monde fou ! »

Dans sa marche muette elle enregistre tout. D’un revers de main elle chasse ses larmes, étouffe ses sanglots. Sur la place l’accordéoniste déroule en virtuose les trilles d’une valse musette. Gorge nouée elle croit voir la silhouette familière de son père penché sur l’instrument, caressant de ses doigts magiques les minuscules boutons de nacres, tirant des poumons de son vieux complice des accents à frissonner.
Valse muette des souvenirs.
Son père, héros de son enfance, se métamorphosait quand il jouait, tendu vers un plaisir grave et douloureux. Comme elle l’aimait, ainsi, quand elle était petite !
« Ah ! Si j’étais toi ! » Tu y seras, papa, à ce dernier Corso. Je te le promets.


Demain, elle racontera. Elle dira qu’elle s’est bien amusée, qu’elle a dansé, sur la place, une sacrée valse musette. La tête lui tournait, le coeur lui a manqué.


Le coeur me manquera longtemps.
Mon père est mort le 10 août 1993, une semaine après le Corso que j’ai regardé pour lui.
Ce fut mon dernier Corso.
Depuis j’ai toujours trouvé des prétextes pour ne pas être à Digne au mois d’août, laissant ma mère célébrer seule ce cruel anniversaire. Oui, je fus lâche. De quoi avais-je peur ? Que l’émotion m’empoigne et me coupe le souffle, que le coeur me manque ? Peur de rencontrer la pleureuse du Corso ? Vous l’ai-je dit ? Je ne pleure jamais. J’ai fait mon deuil, comme on dit. Deuil de mon père, deuil du bonheur, deuil de ma vie. Longtemps je me suis contentée d’une semi inconscience. Je n’existais pas. Que m’importait ? Je ne souffrais pas, cela me suffisait.


Pourtant je suis revenue, onze ans après.
En ce premier dimanche d’août 2004 la ville est sur pied de fête. Le Corso tambourine, le Corso bat le rappel. Les percussions résonnent entre les hauts murs chauffés à blanc. La ville est en bataille.
Souffrir, c’est vivre. Si c’est le prix à payer pour me sentir vivante, j’accepte la souffrance.
« Ah ! Si j’étais toi ! » Si j’étais moi je me reconnaîtrais dans la passante aux larmes qui hante la fête de son regard de fantôme, de ses yeux de noyée. Si j’étais moi j’irais ç ma rencontre dans les rues envahies de joie, je plongerais dans les vagues humaines qui battent en lourds ressacs la place submergée. Si j’étais moi…
Coeur de ville, coeur de foule, la place palpite comme mon coeur qui bat, en lçngues pulsations, au rythme des tambours.
La passante est là, qui s’emplit de souvenirs à vivre, à revivre, à partager, vibrante d’émotion grave et douloureuse, vivante.
Son émotion m’emplit.


Dans le temps que j’écris je suis la passante au regard, la passeuse de vie.
Je suis moi.
Plénitude.
Je suis.


Jos�e