Destination : 58 , 1/4h de gloire


la témouine

La témouine

Ce fut une soirée peu ordinaire.

Un mois plus tôt, Anne-Laure m’avait téléphoné :
— Le 7 février réserve-moi ta soirée. Tu m’appartiens.

Plus qu’une invitation, c’était presque un ordre : une prière, instante, comme s’il y allait de sa vie.
Anne-Laure est toujours ainsi. A chaque mot, à chaque instant, elle mise toute sa vie au baccara du bonheur, comme un petit enfant pour qui tout doit être beau, toujours. Pour qui toute injustice, tout malheur, tout mal est un scandale. Qui veut follement être heureux, ou qui préfère mourir. Quitte ou double. Quitte à s’y brûler le cœur, ou la cervelle.
Là elle misait sur moi : « Tu m’appartiens. »

Elle précisa :
— Nous échangeons nos alliances. Il n’est pas possible que tu ne sois pas là. Il faut que tu y sois. Tu seras mon témoin. Et tu seras ma mère.
— Et… tes parents ?
— Jean-Louis et toi vous êtes mes parents. Vous serez là, avec Charlotte, ma petite sœur, Françoise, les deux autres témoins. C’est tout. Toute ma famille. Tu vois que je ne peux pas me passer de toi.
Tout cet amour, en quelques mots, donné ! Comment refuser ?
J’y serai, ma fille.
Je note donc, dans mon carnet de vieille jeune fille :
— Le 7 février, soirée réservée à Anne-Laure, pour l’échange des alliances.
— Et puis, euh… Il est d’usage que le témoin fasse un discours… J’aimerais bien que tu dises quelques mots, pour l’occasion, en les tournant joliment…
Un discours, quelle horreur ! Un de ces machins ronflants, redondants, qui suent la boursouflure, le convenu congestionné d’après banquet… Pouah ! Tout, mais pas ça !
— Ecoute, ce n’est pas ton métier, de faire chanter les mots ? Tu es poète, non ? Je suis sûre que tu sauras ce qu’il faut dire. Je compte sur toi.

J’étais coincée. Condamnée au discours forcé.
Tout le mois durant je remuai vaguement des bribes de paroles, des phrases trop sonores, des images trop creuses. Les mots s’effilochaient sous ma plume, formaient un fatras vide et clinquant qui me laissait découragée. Je le remisai vite dans un coin de mon cerveau. J’avais du travail : bon alibi pour ne plus y penser.

Vint le 7 février.
Anne-Laure vint me chercher en voiture pour m’éviter de conduire la nuit. J’étais un peu tendue : hormis Françoise et Jean-Louis je ne connaissais personne. Et puis, comment réagirait Charlotte, la jeune sœur d’Anne-Laure, en me voyant usurper la place de sa mère ?
— T’inquiète pas, elle te connaît. Je lui ai tellement parlé de toi.
Justement, voilà qui m’inquiète davantage encore. En quels termes Anne-Laure m’aura-t-elle présentée à sa sœur ?
« Josée, la prof qui m’a sauvée. » Anne-Laure ne fait pas dans la nuance. C’est ce que je redoute le plus. Josée-Zorro, me voilà bien !
Ou « Josée, la prof qui m’a payé mes études, avec Jean-Louis, tu sais, quand papa et maman m’ont coupé les vivres, après ma double greffe de cornée, parce que j’avais perdu un an pour passer mon Capes. » Je n’aime pas non plus. C’est vrai, mais, bon… Quel mélo ! Je ne me sens pas à l’aise dans le pathos.
Ou encore « Josée, la prof qui m’a donné envie de devenir prof. » Rien que cela, c’est déjà un crime dans son milieu. Pensez donc ! Fille d’amiral, destinée à épouser un officier supérieur, à tout le moins, ou un ingénieur… Devenir prof ! Quelle chute ! Et de littérature, en plus ! La honte ! Aux yeux des parents je suis coupable d’un détournement, rien de moins, pour avoir encouragé cette déchéance d’une élève trop douée. Intellectuel, le détournement, mais quand même : je ne suis pas en odeur de sainteté.
Comment réagira Charlotte, longtemps montée par ses parents contre cette sœur aînée qui tournait si mal, qui osait aimer Rimbaud, Duras, et, ô scandale…
— Même toi, Charlotte, tu n’es pas venue me voir à l’hôpital Begin après ma tentative de suicide ! Pas plus que mon frère. Seuls mes amis m’ont soutenue. Mes vrais parents. lui reprocha Anne-Laure, un jour.
Oui, je suis tendue.

Je suis la première arrivée parmi les invités. Charlotte a prévenu, elle sera en retard. Françoise penche son mètre soixante-quinze pour m’embrasser, doucement rayonnante. Un regard d’enfant dans une carrure d’athlète : longs bras, longues jambes, des épaules de nageuse. Elle en est embarrassée, ne sait jamais où caser tout ce grand corps, dans un univers trop étriqué. Douce Françoise. A fondre, cette douceur, cette paisible confiance, ce don, total, absolu, de soi.
Anne-Laure va dans sa chambre se changer pour la cérémonie.
Le salon semble un cocon de couleurs chaudes et lumineuses. Quelques lampes veillent discrètement. Au mur des photos faites par Françoise, des photos d’art, superbes : dunes ocres, ombres mouvantes. Anne-Laure en Gavroche noir et blanc, cheveux en bataille, regard intense : Françoise est une artiste.
Une bibliothèque croule sous un fouillis de livres : recueils de poésie, manuels scolaires, dictionnaires, en piles branlantes, par terre. Sur une étagère près de la porte-fenêtre deux bougies parfumées encadrent un ivre relié de cuir. La table est égayée de nappes multicolores et d’assiettes dorées.

Une sonnerie. C’est Jean-Louis. Silhouette sportive, visage émacié de moine guerrier. Le regard, surtout, clair, perçant. Pénétrant. Dès le premier regard Jean-Louis vous déshabille l’âme, il vous a pesé à votre juste poids. Jean-Louis, l’entraîneur de ping-pong d’Anne-Laure, sauveteur d’âmes à ses heures. Son ami. Son second père. Mon compère ce soir. Je goûte la saveur étrange de cette soirée : mon compère et moi nous avons chacun une famille, époux, enfants. Et pourtant nous voici réunis, compère et commère, co-parents d’une gamine qui nous a choisis autant que nous l’avons aimée.
Combien de fois Jean-Louis m’a-t-il téléphoné :
— Josée, il faut que tu parles avec elle, elle ne va pas bien. Toi tu sauras trouver les mots pour lui parler. Tu es passée par là, tu sais mieux que moi.
C’était l’année noire, où les yeux d’Anne-Laure s’éteignaient, rongés par un parasite attrapé pendant son enfance à Tahiti : cornée brûlée, la lumière devenue ennemie, le monde soudain flou, informe. Oui, je connaissais. Nous parlions, longtemps. Je lui transfusais ma force.
Combien de fois ai-je téléphoné à Jean-Louis :
— Jean-Louis, je suis inquiète. Elle ne répond pas au téléphone. Il est tard. Elle n’allait pas bien, ces jours-ci. Tu es plus près que moi : tu peux aller voir ? »
Et il faisait la ronde de l’amitié, présent, toujours. Deux fois il arriva à temps.
Jean-Louis s’installe, me sourit. Nous nous sommes compris. Nous partageons.

Anne-Laure sort de sa chambre juste au moment où arrivent les deux autres témoins. Vision en coup de vent d’un tailleur-pantalon noir, chemise blanche, d’une féminité provocante sous l’austérité apparente.
Les deux témoins, Marilyne et Christine, arrivent ensemble. Elles vivent ensemble.
Marilyne, superbe jeune femme, la trentaine fine, racée, visage sensible juste griffé de deux petites rides au coin de la paupière, sourire radieux. Un charme prégnant émane d’elle, sans ostentation, comme un parfum.
Christine à ses côtés détone, petite boulotte marrante de quinze ans son aînée, cheveux courts, à la garçonne, voix forte et verbe haut. Un feu dans le regard ! Une vivacité ! Du poivre, cette petite femme-là !
Anne-Laure surprend mon étonnement, m’explique, en me prenant à part : Marilyne, jeune divorcée, un enfant de sept ans, vit avec Christine depuis un an.
— Divorcée ? Comment son mari a-t-il pu la laisser ? Elle est superbe ! dis-je, la pensant consolée, pis-aller, par la petite poivre.
— Tu n’y es pas du tout, ma grande : c’est elle qui l’a quitté. Pour Christine. Eh oui, s’amuse-t-elle, ça t’en bouche un coin, hein ? Christine est une redoutable Don Juane ! Tu vois, toi qui te crois laide et vieille : vois ce que peut l’amour ! Tout est possible, ma Josée, tout est possible !
— Oui, mais, vois-tu, pour ce qui est du cœur, les hommes sont très myopes : ils ne voient pas plus loin que le bout de leur…
— Nez ? Oui, je sais, éclate-t-elle de rire : c’est pour cela que j’aime les femmes !

En attendant Charlotte on offre les cadeaux. Christine et marilyne, pratiques, ont offert des verres, que l’on étrennera pour le champagne. Moi, bien sûr, des livres : la dernière biographie de Rimbaud, la plus complète, pour Anne-Laure, et un superbe livre de photos pour Françoise. Plus un livre commun, unissant reproductions d’œuvres d’art et poèmes. Jean-Louis laissera un chèque : le jeune couple ne roule pas sur l’or.
Enfin, voici Charlotte : dix-huit ans, plus frêle que sa sœur, plus effacée, aussi. Une eau dormante, dont quelques frissons troublent la surface par moments. Timide, elle se met vite dans un coin, pour n’en plus bouger.

La cérémonie peut commencer. C’est Anne-Laure qui parle, en posant sa voix, comme un prof à son premier cours :
— L’année dernière Françoise et moi nous nous sommes pacsées. L’état a généreusement mis à notre disposition un cagibi, à la mairie, et un adjoint, pour que nous inscrivions nos noms sur un papier administratif. Cela a duré cinq minutes.
Nous avons décidé aujourd’hui, devant ceux que nous aimons, et qui nous aiment, de nous unir, symboliquement, en échangeant nos alliances. Pour vivre pleinement notre amour et le célébrer, joyeusement, comme tous les couples qui s’aiment.
Françoise et Anne-Laure échangent serments et alliances, simplement. Intensément. S’embrassent, tendrement.
Nous allons vers le livre relié, où sont inscrits la date, les noms des deux épouses, ceux des témoins. Nous y apposons notre signature.

Reste le discours, griffonné à la hâte, la veille, dans le feu d’une inspiration soudaine. Mon papier, ma voix tremblent un peu.
Le voici, tel que je l’ai prononcé :

Epithalame

Anne-Laure,
Tu es la première de mes deux filles que je vois mariée.
L’instant est donc solennel, et mérite bien un petit discours, que je ponctuerai, avec toute la déformation professionnelle dont je suis capable, de clins d’œil littéraires :

Petit Poulbot de la marine,
Petit Gavroche de l’Amirauté,
Je t’ai trouvée par terre,
C’est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C’est la faute à Rimbaud,
Semant sur ton chemin, tel un petit Poucet,
Des poèmes. C’est la faute à Musset.

Je t’ai prise sous mon aile sereine,
C’est la faute à Verlaine,
Pour t’emmener vers de poétiques Edens,
La faute à Verhaeren.
Oh nous connûmes bien des traverses,
La faute à Saint John Perse !
Mais clochin-clochant, de guerre lasse,
La faute à Marguerite – Duras –
Nous gagnâmes enfin des cieux plus égaux,
La faute à Totor – Hugo.

Et puis Poulbot a trouvé sa Poulbotte,
La pigeonne sa pigeonne,
La gamine sa copine,
La faute à Lamartine.
Belle-doche magnanime, je passe le relais,
La faute à Rabelais,
A Françoise, ta douce et tendre mie,
Qui saura apaiser les bobos… de Rimbaud,
Faire tomber les mayonnaises… de Blaise,
T’entourer d’amour et de beauté
Et t’emmener vers le paradis solitaire
De Baudelaire,
Où tout n’est que calme, luxe et volupté.

Que la vie vous soit douce et complice,
Et l’instant savoureux,
Jeunes épousées !

Ici se clôt l’épithalame : actrices
De votre vie, à vous de jouer !

Anne-Laure me serre dans ses bras, sous l’œil bleu souriant de Jean-Louis. Charlotte pleure doucement. L’ai-je blessée en appelant Anne-Laure ma fille ? Non, elle est juste émue,
— parce que… parce que… c’est beau, une famille.
Oui, c’est beau.
La soirée fut belle et tendre, et joyeuse. Les filles s’en allèrent danser pour finir la nuit, les vieux rentrèrent chez eux.
Anne-Laure et Françoise…
Anne-Laure et Françoise sont heureuses, autant qu’on peut l’être, parmi les hommes et les femmes de bonne volonté.

Plus tard un bel esprit, se croyant drôle,, s’esclaffera :
— Ah ah ! Vous fûtes témouine !
Oui jeune homme, je fus témouine, et fière de l’être. Témouine et seconde mère d’une sacrée gamine qui, dans son ardente quête du bonheur, a su composer autour d’elle une famille de cœur peu ordinaire.
Se choque qui voudra.
Moi, je ne sais qu’aimer, comme Antigone.
Oui, je ne sais qu’aimer.

Jos�e