Destination : 60 , S'il te plait, dessine-moi un mouton...


le passage

Le Passage


S’il y a du passage au café du Passage ? Vous plaisantez, ma petite dame ! Là, bien sûr, c’est l’heure creuse, juste quelques ombres en perdition, mais sinon… Je ne déteste pas, remarquez, ces heures entre chien et loup, qui se traînent dans la pénombre grandissante… Des ombres passagères, oui, tous ces passagers du Passage, des âmes à la dérive. Je les observe, de mon comptoir briqué comme un navire, j’imagine leur histoire, je m’écris leur roman…

Ces deux-là, tenez, à la table du fond : cinquantaine tassée, deux chevaux de routine. A trop labourer le quotidien, attelés côte à côte, leurs épaules se sont courbées de la même voussure ; même chute des paupières, mêmes commissures amères, mêmes espoirs affaissés, englués dans la glèbe… Regardez mieux, pourtant… Leur couple s’est disjointe… Ailes entrouvertes elle rêve d’envol, tient au sol, encore
à peine, comme un oiseau bagué
à peine : son alliance masquée d’une goutte d’ambre, son esprit vole déjà loin de lui.
Costume grisaille râpée, tonsure naissant comme une usure, il lance des bouts de phrase dans le vide.
Ne saisit que le silence. L’absence
du regard qui se refuse. Sa main tente une caresse.
Rétractée.
Elle se lève, titube, ivre de sa soudaine liberté, à tire d’aile
se délivre…
Elle est partie.
Cuve le vide, mon vieil Orfeo. Reste.
Déserté.

Celle-ci, à la table voisine ? Cindy, une laide de nuit qui noie son ennui dans le gin avant de commencer sa tournée du bitume, entrave aux pieds comme un forçat. La lanière de cuir trop serrée étrangle
sa cheville, ses talons aiguilles écartèlent ses pas au carcan du compas… Voler, courir, rêver… Comment le pourrait-elle ? Pauvre fantasme d’hommes ! Chair cireuse exhibée comme un fruit blet, lippe lie de vin et de luxe… Cendrillon, quelle déconfiture ! Mieux vaut t’empêcher de penser : au devoir, Cendrillon,
au trottoir !

Lui c’est Cerbère, le dernier de mes âmes damnées ce soir : gueule de dogue, dogue au pied, il grommelle, il vitupère, l’œil injecté. Méfiez-vous, il a le vin mauvais. Il déteste l’humanité. Humeur de chien.
« Chienne de vie », qu’il marmonne dans ses chicots. Pilier de bistro. Ni bonjour ni bonsoir. Il roule jusqu’au comptoir, râblé comme un mastiff, mastique une chique de tabac noir, crache en obole une giclée de jus et rasque !...
A la niche, Cerbère !
Rentre chez toi, ton dogue entre les jambes !

Voilà tous mes passagers ce soir. Mais vous viendriez plus tôt, vous en verriez du monde ! Des jeunes, des vieux, des angoissés, des pressés ; grandes gueules, muets, des arrogants, des insinueux, des élégantes, des miteux… Tout le monde y passe, à mon café, tous me laissent la pièce, tous, je vous dis. Tous passent ici… Et vous-même, ma petite dame. Qu’est-ce qui vous amène ? Que cherchez-vous au Passage ?… L’inspiration ? … Vous êtes romancière ?... Mince alors ! Ca m’en bouche un coin ! Qu’une romancière vienne s’égarer dans mon petit purgatoire, ça alors ! … Mais… romancière… connue ?... Z’avez un nom ?
-Dante. Béatrice Dante. Je suis italienne. De Florence.
-Ah ! Connais pas. Faites excuse, hein, on peut pas connaître tout le monde !... Dites, j’voudrais pas abuser mais, si vous parlez du Passage, dans votre livre, vous parlerez de moi ?... Je pourrais être un héros, moi aussi ?
-Promis, vous y serez. Vous en serez même le protagoniste : mon guide, en quelque sorte. Quel est votre nom ?
-Virgile. Virgile Charon, pour vous servir. Un vieux nom auvergnat… Mince alors : je vais devenir célèbre !
-Ca je vous le promets, si je passe moi-même à la postérité. Je sais même comment ça va commencer :
« S’il y a du passage au café du Passage ? Vous plaisantez… »

Jos�e