Destination : 64 , Le geste à la parole


Voyage en enfer

Le village où j’ai grandi a vu naître un résistant rendu célèbre par sa mort héroïque. Fusillé par les Allemands, coupable d’un ultime sabotage d’une voie de chemin de fer, il avait refusé de mourir les yeux bandés, et le torse bombé, avait crânement entonné le Chant des Partisans. S’il n’avait eu les mains liées, un bras d’honneur ou le poing levé auraient défié ses bourreaux avant que ses genoux ne touchent le sol, mais ce qui importait, et ce que disait la légende, c’était qu’il était mort bravement, le regard fier et insoumis.

Le jeune communiste entra dans l’histoire et l’on érigea sa statue dans le parc. Trente ans après, il faisait toujours la fierté du village et il était coutume d’inviter en salle de classe un ancien combattant ou un rescapé des camps qui nous racontait la guerre. J’étais minot et comme il n’y avait pas de cinéma à moins de cent kilomètres à la ronde, ces récits me terrifiaient et m’enchantaient inextricablement.

Aussi, les soirs d’été où toutes les mères se retrouvaient sur la place pour cancaner, je me glissais dans la cour du presbytère pour y rejoindre mes camarades. Il y avait toujours deux ou trois vieux qui somnolaient, assis sur un banc à l’ombre du marronnier, courbés sur leur canne, les yeux perdus, nullement dérangés par nos jeux bruyants, et qui restaient là des heures sans même échanger une parole. Lorsque lassés de nos pénalties nous faisions rouler le ballon entre leurs mollets amaigris, c’était pour les approcher timidement, prétendant être fatigués à grand renfort de cris et de soupirs sonores, et nous prenions place à leurs pieds, assis en tailleur, pour attirer leur attention. Puis le plus audacieux d’entre-nous posait doucement sa main sur l’avant-bras d’un des grands-pères, tirait sur la manche de la chemise et découvrait les chiffres tatoués, et nous demandions d’un air faussement innocent ce que signifiait ce nombre inscrit à jamais sur la peau tendue.

D’un accord tacite, nous nous taisions, le souffle suspendu, scrutant les yeux vitreux du vieil homme, y cherchant signe de vie. Au bout de ce qui nous semblait une éternité -impatients gamins que nous étions- le corps ratatiné frissonnait et se redressait légèrement. Le regard ridé s’allumait, toisant soudain son public attentif, les narines géantes frémissaient et les lèvres incolores se mettaient à bouger. D’un même mouvement, nous nous penchions en avant, pressés de capturer les mots qu’allait marmonner la bouche édentée. La main veinée de bleu quittait le genou, se soulevait lentement pour attraper le chapeau, et d’un geste las retombait sur la flanelle fripée du pantalon, puis les doigts aux jointures blanches se crispaient sur le feutre flétri comme pour se souvenir de quelque cauchemar que l’on voudrait tout autant oublier.

L’homme hochait tristement la tête, de gauche à droite, soupirait, reniflait, dodelinait à nouveau, d’avant en arrière, encore indécis. Ses yeux clignaient dans le rayon rouge du soleil couchant, se posaient sur nos grolles crottées, nos oreilles décollées, nos paupières immobiles, nos bouches entrouvertes, avides d’une histoire déjà entendue mais qu’on réclame encore. Alors, rompant enfin notre silence suppliant, il toussotait, fouillait dans ses poches à la recherche d’un grand mouchoir à carreaux dans lequel il crachait avant de le faire disparaître dans un pli de sa veste, toussait à nouveau pour éclaircir sa voix, fronçait les sourcils et inclinait le chef à gauche en essayant de se rappeler quand diable tout cela avait bien pu commencer.

Les premiers mots hésitaient, éraillés, confus, en désordre, puis les images affluaient, se bousculaient, trouvant soudain leur place dans une chronologie cohérente. La voix prenait de l’assurance, le ton montait, s’affirmait, le récit prenait forme, et ce qui avait commencé à la première personne du singulier laissait invariablement place au pronom moins personnel d’un “ nous ” plus détaché et solidaire, comme pour mieux exorciser une souffrance qui est plus supportable quand elle est partagée.

Et la silhouette frêle s’agitait, dans le souvenir d’une vie malmenée, dans la réminiscence d’une vigoureuse jeunesse et de la force de l’âge, empreinte de gestes mille fois ressentis et cent fois répétés. Le corps usé accompagnait ses paroles, animé de sentiments contradictoires, mu par le besoin de trouver le mot juste et sobre pour nos caboches d’enfants. Et les rides bavardes se plissaient, la pomme d’Adam saillait, les mains et les bras ponctuaient le récit de leurs articulations fatiguées, et le dos se redressait et s’affaissait, s’arc-boutait contre le fer forgé, exalté dans le combat, tendu par la traque, raidi par la terreur, noué par l’appréhension, courbé dans l’humiliation, plié par la douleur, transi de froid, terrassé par la mort d’un copain, puis vaillant à nouveau dans la victoire, vibrant d'espoir. Les jambes restaient presque immobiles mais le talon claquait l’asphalte, étouffant un juron, soulignant une vengeance, rythmant le pas ralenti d’une troupe affamée. La canne se levait aussi, battait la brise, fouettait les mouches, il fallait souvent baisser la casquette pour l’éviter, et même une fois la canne s’envola à quelques mètres mais personne n’osa bouger avant l’issue de la bataille.

Et puis soudain, l’évocation d’un souvenir jusque-là oublié, une planque, le fond d’un trou noir et humide, la peur, le froid : une seule seconde et même les nuages s’arrêtent, les yeux brûlants se voilent, la gorge se serre, les mots ne se trouvent plus, un violent tremblement saisit le corps et en parcourt l’échine, suivi d’un immense chagrin qui nous inonde aussi. Bouleversé par sa propre survie, l’homme brisé plaque ses paumes calleuses sur les larmes qui coulent malgré lui comme un torrent sous la pluie.

Il se tait et pleure sans bruit. Nous tapotons maladroitement son poignet ou le bout de sa chaussure, évitant de croiser nos regards gênés et coupables, et longtemps après qu’il se soit tu et que le masque de l’indifférence ait regagné ses traits, nous nous levons sans un mot, secouant la poussière de nos culottes, frissonnant dans la fraîcheur du crépuscule et nous contemplons avec respect cet homme qui s’est battu pour notre liberté.


Laure