Destination : 155 , Portraits d'ailleurs


Héloïse



Quand on la voyait, on avait le sentiment, tout de suite, qu’elle n’était pas de notre monde.

Oh, bien sûr, on savait qu’elle était fille de paysans, comme nous. Qu’elle était née dans une ferme, comme nous. Ce n’était pas qu’elle soit bêcheuse où qu’elle se comportât avec supériorité à notre égard, non, non.

Elle rigolait avec nous. Comme nous, elle gambadait au cul des vaches, dans les prés. Avec elle, on allait à la pêche aux écrevisses ou à la truite, pieds nus au milieu de la rivière. Et même qu’il n’y avait pas plus habile pour les attraper, à la main, sous les cailloux ou dans les trous, sous les berges. Elle participait également aux travaux de la ferme : les récoltes, les foins, le soin des bêtes… Tout comme nous…



Mais tout dans son attitude montrait qu’elle n’était pas d’ici. Enfin pas faite pour rester ici. Comme si un curieux hasard l’avait fait naître au mauvais endroit.

Une princesse égarée chez les bouseux, en quelque sorte.



Elle mettait dans tous ses gestes une grâce, un raffinement, une délicatesse qu’aucune fille de par chez nous ne possédait.

Son prénom aussi… Alors que les autres s’appelaient tout simplement Marie, Anne, Jeanne ou Madeleine, on l’avait baptisée Héloïse. C’est pas du tout un prénom d’ici.

Comme si ses parents avaient pressenti, au moment même de sa naissance qu’elle serait différente. A moins que ce soit de porter un prénom pareil qui l’ait rendue ainsi, va savoir !



A l’école également, elle avait un comportement à part.

Comment expliquer ? Elle survolait les choses, dans tous les sens du terme. Premièrement, elle apprenait si facilement qu’on pouvait penser qu’elle avait toujours su. Et en même temps, elle rêvait. On voyait bien à son attitude relâchée sur son banc, les yeux perdus dans le vague, qu’elle avait la tête ailleurs.

Assis à côté d’elle, je la dévorais des yeux, discrètement à ce que je croyais. J’appris plus tard que mes regards en coin ne trompaient personne. Tout le monde savait, y compris Héloïse, combien j’étais fou d’elle.



Sa longue et épaisse chevelure, qui cascadait jusqu’en bas de son dos n’était pas blonde, ni rousse. Dans la lumière du soleil, elle pouvait revêtir tous les différents tons chauds et flamboyants des feuillages, à l’automne. Maintenant que je suis un peu plus savant, j’en connais la couleur véritable : blond vénitien.

Ses boucles vaporeuses encadraient un visage fin, de la pâleur translucide des porcelaines de ma grand-mère. Héloïse avait également, le nez le plus joliment retroussé que je n’ai jamais vu et des yeux du vert lumineux et tendre de la mousse des sous-bois. Elle s’en servait pour poser sur nous et sur le monde en général un regard profond et étrange.



Elle rentrait souvent seule chez elle, après l’école. Je la suivais, sans me montrer, marchant sur le petit sentier, sous les noisetiers, le long de la rivière. Je l’entendais fredonner des airs que je ne connaissais pas et elle dansait au son de ses étranges refrains… On aurait dit un elfe, ou une fée…



Un jour, je l’ai vu pénétrer dans la grange de ses grands-parents. Sans faire de bruit, je suis monté par l’échelle extérieure jusque dans le fenil. Et là, couché dans le foin, au-dessus d’elle, j’ai pu l’observer, dans la lumière poudrée de la grange ensoleillée.

Dans un coin il y avait un vieux tourne-disque, déniché je ne sais où. D’un coffre, elle sortit un pile de vieux disques qu’elle compulsa un à un, jusqu’à en choisir un qu’elle installa. Une musique inconnue s’éleva jusqu’à moi. Héloïse avait disparu derrière la vielle charrette et quand elle ressortit elle était vêtue d’un long jupon blanc aux nombreux volants qui bouillonnaient autour d’elle. Un corsage étroit dégageait ses épaules et elle avait coiffé ses longs cheveux en un petit chignon, haut sur le dessus de sa tête.

Aux accents mélancoliques de la musique qui résonnait dans la grange comme dans une cathédrale, Héloïse se mit à danser, la mine grave et les gestes éthérés.

J’étais ému et ébloui face à ce spectacle étrange et fascinant, dont je ressentais toute la gracieuse fragilité. Le temps s’était arrêté. J’aurais aimé qu’il ne reprenne jamais son cours et rester là, à la regarder danser, pour l’éternité.



Soudain, les appels de la grand-mère d’Héloïse résonnèrent dehors, dans la cour. Elle arrêta le disque, se changea, précipitamment et s’enfuit. En descendant, je jetais un coup d’œil à la couverture du disque : deux danseuses en tutu bleu et un titre « Pavane pour une infante défunte » de Maurice Ravel…



Un jour, Héloïse ne vint pas en classe. Ses parents expliquèrent qu’elle avait réussi un concours, dans une école de danse, à Paris. Désormais, elle habiterait chez une cousine, là-bas.

Puis, plus tard, dans le journal, on vit qu’elle était devenue danseuse étoile dans une compagnie qui se produisait dans le monde entier. Quand sa troupe vint à Bordeaux, le comité des fêtes affréta un car et nous partîmes la voir.

Je fus ébloui et ému par le spectacle, les costumes, l’orchestre, la grande scène illuminée par les projecteurs et Héloïse qui dansait, toute petite, au milieu… mais pas autant que la première fois, dans la grange… non, pas autant…



… J’ai repris l’exploitation de mes parents. Je ne me suis pas marié. J’attends.

Je me dis qu’un beau jour, ma danseuse sera fatiguée de traverser le monde sur la pointe de ses chaussons et qu’elle reviendra chez nous.

Car elle est un peu d’ici malgré tout, non ?

Mamido