Destination : 85 , Itinéraire assassin


Jamais tu ne les aura

Elle s’affaire gaiement dans la cuisine. Comme tous les soirs, les enfants lui racontent leur journée. C’est un peu décousu, mais elle n’y fait pas vraiment attention. Ils vont déjà à l’école, pense-t-elle tendrement. Et dire qu’il y a seulement trois ans, ils n’étaient même pas nés, et elle… Non, ça elle doit l’oublier. Tout ce qui compte, ce sont ses jumeaux. Ils sont forts, beaux, adorables, c’est la seule chose qui ait de l’importance. Un sourire aux lèvres, elle se met à fredonner une de leurs comptines favorites.
Soudain, le bruit familier de la clef dans la serrure, la poignée qui tourne, la porte qui s’ouvre. Aussitôt, le récit passionné de son fils s’interrompt, et les enfants se précipitent vers l’entrée en criant : « Papa ! ». Attendrie, elle passe la tête par la porte entrouverte.
Immédiatement, son sang se glace dans ses veines. Ses muscles se contractent, sa respiration s’accélère, elle est tétanisée. Que fait-il ici ? Lui, dont la seule pensée suffit à la pétrifier ? La panique s’empare d’elle, emprunte chaque vaisseau sanguin et se propage dans la moindre petite parcelle de son corps paralysé par l’angoisse. Elle ne se contrôle plus. Elle ne peut plus réfléchir. Elle ne peut qu’attendre, immobile, de voir le mal qu’il va encore pouvoir lui faire.
« Qu’y a-t-il ma chérie, tu ne te sens pas bien ? »
Cette voix douce, rassurante, si familière… La chaleur revient peu à peu dans son corps glacé d’effroi. Alex est là, son mari est là, elle est en sécurité maintenant.
Peu à peu la réalité lui apparaît clairement. Il n’a jamais été là. La lumière ténue du vestibule lui a joué des tours. Elle reprend lentement le contrôle de ses sens et se laisse aller dans les bras d’Alexandre, se persuadant que le danger n’a jamais existé.

Elle s'affaire gaiement dans la cuisine. Les enfants jouent dans le salon. Cela l'irrite un peu, elle ne voudrait pas qu'ils tâchent la moquette blanche, toute neuve. Mais non, ils sont grands, ils font attention. Elle entend leurs rires et elle se sent bien.
Soudain, le bruit familier de la clef dans la serrure, la poignée qui tourne, la porte qui s'ouvre. Les enfants se précipitent. Elle baisse un peu le feu sous les petits pois, se lave les mains et passe la tête dans l'embrasure de la porte.
Ils sont là, tous les trois. Les enfants, et... lui. Il est revenu. Que fait Alexandre ? Son sang se glace, la brume envahit son cerveau. Mais elle lutte. Cette fois elle sait ce qu'elle doit faire. Il n'aura pas ses enfants, pas tant qu’elle sera vivante. Il ne leur fera pas subir ce qu'il lui a fait subir. Jamais.
Le couteau à viande, qu'elle vient d'aiguiser, est là, sous sa main. Dans sa main. Son poids est agréable, rassurant. Elle s'avance, très sûre d'elle. Les enfants crient. Pauvres petits. Je viens à votre secours, mes amours. N'ayez pas peur, je viens vous délivrer. Le couteau est de plus en plus léger, il est si souple, il se manie si bien, ils seront tous sauvés et peut-être même arrivera-t-elle à le tuer. Elle se sent mieux.
Mais soudain, un hurlement déchire ses tympans. Tiens, c'est vrai, la soeur d'Alex devait venir dîner. Elle baisse les yeux. La moquette a pris par endroits une jolie teinte écarlate.
Le noir devant ses yeux, les murs qui tournent, et la moquette si moelleuse, mais un peu poisseuse.

Elle ouvre lentement les yeux. Elle contemple avec étonnement la pièce exiguë où elle se trouve. Seulement un lit en fer, tout en courbes. Où est-elle ? Que fait-elle ici ? Les murs sont lisses, très lisses, et d'un blanc éclatant, comme la moquette de son salon. La moquette. Soudain tout lui revient. Pas par bribes, non, tout d'un coup, comme un coup de raquette dans le nez. Alexandre. Les enfants.
Soudain un rire résonne dans la pièce. Un rire froid et cruel, un rire amer et désespéré. Son rire.

Maud