Destination : 18 , Détournements majeurs.


Le Prince Charmant

Cette histoire a commencé par un bel après-midi de printemps. Ce jour-là, la fillette encapuchonnée dans une splendide cape cramoisie était allée porter quelques douceurs à sa mère-grand, qui vivait seule dans une cabane au fond des bois. Malheureusement, elle croisa sur sa route un vieux loup affamé, affaibli après de longs mois d’hiver passés sans rien trouver à se mettre sous la dent. Il s’apprêtait à croquer la tendre enfant quand un jeune braconnier, alerté par les cris stridents de la malheureuse, déboula dans la clairière et tua la bête d’un coup de couteau dans le ventre. Puis il raccompagna la fillette jusque chez elle.

Dès le lendemain, le phénomène d’amplification des rumeurs étant déjà très efficace à cette époque (pas besoin de lire Voici ou Gala), l’histoire avait fait le tour du village et nul n’ignorait le courage du héros qui avait sauvé la petite et même sa mère-grand d’une mort certaine. Personne ne s’attarda sur le passé de ce garçon, orphelin solitaire vivant de menus larcins, et il fut acclamé en héros et couvert de cadeaux. Le garçon, qui avait eu si peu au cours de son enfance, y prit rapidement goût et se mit à mener une vie d’oisiveté qui commença, après quelques semaines, d’agacer les villageois. Au bout d’un certain temps, lassés de le voir trainer ses savates sans rien faire de ses dix doigts du matin jusqu’au soir, tandis que du soir au matin il faisait bombance et ripaille ; ils le mirent proprement et simplement dehors, le priant gentiment mais fermement d’aller voir ailleurs s’ils y étaient.



Notre gaillard se retrouva donc une nouvelle fois seul sur les routes. Mais désormais, ayant goûté au prestige et au confort d’une existence facile, il aspirait à autre chose qu’à cette vie de vagabond. Tout en marchant, il réfléchissait à la meilleure façon d’y arriver quand soudain, une voix délicate lui parvint. Il s’approcha d’une fontaine et aperçut une jeune fille aux cheveux noirs comme l’ébène, à la peau blanche comme la neige et la bouche vermeille comme le sang. Elle était vêtue de guenilles et, malgré sa beauté, notre homme aurait passé son chemin s’il n’avait soudain saisi les paroles que prononçait la jeune fille d’une voie plaintive : « Ah ! Que cette vie est dure auprès de ma belle-mère qui me martyrise ! Depuis que mon père est disparu, elle me traite comme son esclave ! Je dois tout faire, tandis qu’elle se pavane devant son miroir en répétant qu’elle est la plus belle, dépensant tout l’argent du trésor en des parures et des robes plus somptueuses les unes que les autres… Si seulement je trouvais un moyen de lui échapper … ».

Notre héros sortit des fougères et s’avança vers la demoiselle, effrayée par l’irruption de ce garçon inconnu, mais certes pas dénué de charme... Il s’adressa à elle en utilisant le beau langage appris auprès des religieuses qui l’avaient recueilli enfant : « N’ayez crainte, belle dame. Je chassais à travers ces bois quand un sanglier, surgissant devant ma monture, me surprit et me fit basculer. Mon cheval et mes chiens se sont enfuis et, pour sûr, à l’heure qu’il est, ils sont de retour en mon domaine tandis que moi, j’erre à travers ces terres que je ne connais pas… la chute fut rude et explique le négligé de ma tenue dont je vous conjure de ne point me tenir rigueur… ».

La fillette, peu habituée à entendre d’aussi douces paroles, se laissa charmer par l’inconnu et l’amena jusque chez des amis à elle, anciens chevaliers de son père qui étaient restés fidèles à sa mémoire et que la Reine avait condamnés à travailler dans sa mine de diamant en raison de leur petite taille. Trop heureux de trouver là un moyen de se venger, ils acceptèrent de cacher les deux tourtereaux et notre ami eût tôt fait de les convaincre de l’aider à tendre un piège à la marâtre. Ils l’attirèrent dans les bois et le jeune homme la fit trébucher et basculer dans un précipice. Puis ils revinrent au château et racontèrent aux gens de la maisonnée que la reine avait tenté d’empoisonner la jeune héritière, miraculeusement sauvée par ce prince venu d’un pays lointain. La souveraine n’étant pas connue pour son heureux caractère, personne ne la regrettait et ne mit en doute la version donnée, qui plus est confirmée par sept anciens chevaliers du défunt roi.

Les deux jeunes gens se marièrent et notre ami put de nouveau satisfaire son goût d’une vie luxueuse, gagnant par la même occasion un titre de prince qui lui convenait parfaitement. Tout aurait été pour le mieux dans le meilleur des mondes si la jeune mariée ne s’était mise en tête d’assouvir un désir irrépressible de maternité. Ses demandes, d’abord timides, se firent de plus en plus pressantes puis franchement impératives. Or le garçon était loin, très loin de partager cette envie et, s’il n’était pas disposé à lâcher sa promotion fraîchement acquise, il ne tenait cependant pas à s’encombrer d’un braillard. Il ne vit donc qu’une solution : se débarrasser de sa jeune épouse. Aussitôt dit, aussitôt fait ! Il mena rondement son affaire en faisant absorber une bonne dose de Belladone à la jeune femme. Le Docteur Grégory House n’existant pas à cette époque, personne ne pratiqua une autopsie susceptible de contester la royale déclaration du royal prince, royalement désespéré par la disparition de sa bien-aimée. Néanmoins, sentant que pesait sur lui un soupçon de suspicion, il préféra s’éloigner du château pour soulager sa mélancolie dans une retraite spirituelle d’une durée indéterminée.



Chemin faisant, il entendit parler d’une princesse qui vivait dans un royaume des alentours et souffrant depuis des années d’une terrible maladie : la narcolepsie, responsable de crises d’endormissement aussi brutales qu’imprévisibles. Bien sûr la princesse n’était plus toute jeune (certaines mauvaises langues disaient qu’elle dormait depuis cent ans !), mais son père, désespéré, avait promis sa main à celui qui réussirait à la tenir éveillée durablement. Aussitôt, notre prince sentit l’aiguillon de l’aventure le saisir, voyant-là un nouveau moyen de retrouver gloire et considération (sans oublier quelques richesses supplémentaires non dénuées d’intérêt). Se souvenant de son adolescence passée dans la rue, à côtoyer la faune marginale qui y vivait, il se rappelait avoir ouï-dire d’une poudre neigeuse venue d’un lointain continent du bout du monde, qui avait le pouvoir de faire disparaître la sensation de fatigue. Qu’à cela ne tienne, il fit un détour par les bas-fonds de la cité la plus proche pour constituer une réserve suffisante de cette substance miraculeuse.

Il se présenta au château et demanda à s’entretenir en privé avec la princesse. Dès qu’ils furent seuls, il lui administra une dose de la préparation qu’il lui fit respirer à l’aide d’une paille. Aussitôt, la princesse se mit à gesticuler, rire, chanter, danser, courir en tous sens. Son vieux père, qui ne l’avait jamais vu ainsi et n’en revenait pas qu’elle soit aussi alerte après tant d’années de langueur, ne s’en remis d’ailleurs pas et succomba à une attaque, juste après avoir accordé la main de sa fille à son sauveur. Les épousailles furent grandioses et, quelques mois plus tard, le prince amena sa nouvelle épouse dans son précédent château. Entre-temps, les sept barbons étaient avaient passé l’armure à gauche, ce qui, soit dit en passant, arrangea drôlement les affaires de notre compère !

Il voulut arrêter de donner la poudre à son épouse, ayant réfléchi qu’une femme endormie serait une compagne idéale. Malheureusement, il découvrit un des effets secondaires de la préparation : la princesse était accro et ne pouvait plus se passer de sa dope ! Il fut donc bien obligé de pourvoir à son irrépréhensible besoin jusqu’au jour où, furieux de constater que les doses augmentaient tandis que la durée des effets diminuait, il décida de lui laisser un sac entier en libre-service. Le lendemain, la femme de chambre la retrouva inerte sur son lit et aucun médecin du royaume ne put la ranimer. Les gens du château, qui n’ignoraient pas le penchant morbide de leur maîtresse, plaignirent amèrement le prince, veuf pour la seconde fois.



Tous se lamentaient et les échos du malheur du jeune homme descendirent rapidement jusqu’au cuisine où se trouvait une misérable demoiselle, recueillie par un fermier des environs qui avait eu pitié de son joli minois. Entendant cela, elle décida de confectionner une tarte pour le prince, afin de lui faire oublier son malheur. Tout en préparant la pâte qu’elle pétrissait avec ardeur, elle ne se rendit pas compte que la bague qu’elle portait glissait de son doigt et tombait dans la terrine. Quand le prince mangea la tarte, il manqua de s’étouffer avec le bijou qu’il recracha de justesse, grâce à l’intervention d’un serviteur qui, ayant consciencieusement suivi sa formation de Premiers Secours, connaissait la manœuvre de Heimlich qu’il pratiqua sans attendre sur son maître. Observant la bague, le prince découvrit un anneau fabriqué avec un or 24 carat et serti d’un diamant de petite taille mais d’une pureté sans égale. Aussitôt, il voulut savoir à qui appartenait ce bijou et fit venir la servante, terrifiée par l’incident qu’elle avait involontairement causé. Celle qui se faisait passer pour une pauvresse avoua qu’elle était en réalité une princesse ayant fui son père qui, pris de folie, s’était mis en tête de l’épouser.

Ni une, ni deux ; notre rusé compère (toujours prompt à renifler une bonne affaire) la demanda en mariage, arguant du fait que, si la destinée avait mis cette belle (et riche) demoiselle sur son chemin, c’était assurément pour qu’il la sauve des griffes paternelles. Ils se rendirent ensuite chez le beau-père pour l’informer de leur union et, au passage, récupérer la dot (non négligeable) de la nouvelle mariée. Ils découvrirent que le roi, lassé de son célibat, avait finalement consenti à épouser une plantureuse jeunette, légère et court vêtue, qui aurait tôt fait d’épuiser son pacemaker. Avec l’argent de la tirelire, nos jeunes mariés s’offrirent un sublime voyage de noce, une croisière en mer Méditerranée qui devaient durer plusieurs mois, au cours de laquelle ils allaient faire escale dans les plus belles cités du bassin : Naples, Athènes, Istanbul, Beyrouth, Alexandrie, Alger, Barcelone, en passant par les îles de Corse, Sicile, Eoliennes et Baléares. Ils embarquèrent sur un fameux trois mats, fin comme un oiseau, dix-huit nœuds et quatre cents tonneaux, mené par le capitaine Santiano qui leur sembla tout à fait digne de confiance.

C’est au cours du voyage que le prince découvrit la maladie de sa femme, addict au shopping, et plus particulièrement aux robes qu’elle voulait toutes différentes : couleur de jour, couleur de lune, couleur de soleil… A chaque escale, elle dévalisait les boutiques, cherchant les étoffes les plus précieuses et les modèles les plus raffinés. Notre compère voyait ainsi son pécule diminuer à vue d’œil et en conçut bientôt une vive inquiétude. Cela ne pouvait continuer ainsi car, à ce rythme, la demoiselle aurait tôt fait de manger la grenouille, les laissant tous deux sur la paille. Il profita d’une escale pour assommer la jeune femme et la vendre, tout simplement, à un marchand de tapis oriental qui souhaitait depuis longtemps employer une vendeuse blonde aux yeux bleus dans son agence personnelle. Le prince, tout en récupérant un peu d’argent sur l’investissement de départ, s’absolvait lui-même de cette mauvaise action en se disant qu’ainsi, son épouse allait pouvoir assouvir sa passion des vêtements de luxe tout en travaillant. Il poursuivit donc gaiement son voyage, confortablement installé sur un transat tout en sirotant de délicieux cocktails.

Myriam