Destination : 193 , Autres temps


Escales Temporelles

Oh là là !!! Vous n’allez pas me croire… enfin, tant pis, il faut absolument que je vous raconte tellement c’est incroyable… Je rentre tout juste d’un week-end de vacances et j’ai fait un séjour extraordinaire… Voilà, moi qui n’ose jamais rien faire, j’ai acheté, il y a quinze jours, un billet à la Compagnie des Voyages dans le Temps. Ma destination ? Oh, je ne suis pas bien originale… J’ai simplement choisi de découvrir mon village, mais à différentes époques… J’ai pris un « billet-croisière » sur le week-end, avec plusieurs escales temporelles de quelques heures chacune.



Je suis partie vendredi après-midi. Mon départ était fixé à 17h30, avec un retour prévu exactement quarante-huit heures plus tard. Les capsules de voyages sont assez spartiates, mais après-tout, les trajets sont vraiment rapides. C’est curieux comme expérience… Avez-vous ressenti ces sensations de chatouilles sur le corps, au moment de la désatomisation spatio-temporelle de vos particules corporelles ? J’ai eu du mal à me retenir de rire les premières fois et puis, j’ai fini par m’habituer.



J’ai « atterri » au début du XIIème siècle. Cela m’a fait un choc. Les hameaux et maisons de mon enfance, les champs de blés, maïs, tournesols, n’étaient plus qu’un souvenir. Enfin, si je peux parler comme ça, vu qu’en réalité, ils n’avaient encore jamais existé. A la place, je me trouvais dans une vaste forêt au milieu de laquelle j’aperçus une petite tour entourée de palissades, à l’intérieur desquelles la population était venue vivre dans de modestes habitations, constituant l’ébauche primitive du village. Bâti sur un éperon rocheux qui devait d’ailleurs lui donner son nom (Larroque, la « Rocà » en gascon c’est-à-dire la roche), ce modeste fortin dominait la vallée d’une petite rivière que je connaissais bien, l’Auchie, pour y avoir souvent cueilli des écrevisses avec mon père. Je restais quelques heures dans cet univers, n’osant m’approcher de trop près des constructions, craignant d’être vue par les habitants du village. Je m’attachais donc à me repérer dans la forêt, essayant de retrouver l’emplacement de la maison familiale, mais sans succès : au milieu des arbres qui me semblait tous identiques, je nageais en plein brouillard !



Ma deuxième escale, prévue une centaine d’années plus tard, fut moins surprenante. Certes la physionomie des lieux était encore loin de celle qui m’était familière, mais le choc du départ était désormais derrière moi. Je me retrouvais cette fois-ci face à un véritable « castelnau », ces villages fortifiés créés au Moyen-Âge. La petite tour s’était étoffée et avait maintenant l’allure d’un château gascon typique, constitué d’une « tour-salle » rectangulaire, dans laquelle une seule pièce occupe chaque niveau : le rez-de-chaussée servait de réserve et, pour accéder aux étages d’habitation, il fallait utiliser une échelle extérieure qui pouvait être retirée en cas de danger. Les palissades avaient été remplacées par de solides remparts de pierre et une petite tour de défense était collée à l’angle Sud-Ouest du château. Je découvrais cette particularité avec une certaine émotion car, si je ne l’ai pas connue, le récit de son effondrement dans les années 1870, juste à la sortie de la messe, avait fait partie des légendes familiales racontées par mes arrières grands-parents.



Je repartis dans le temps, et parcourus cette fois près de trois siècles qui me permirent, le temps d’un claquement de doigts, de sortir du Moyen-Âge pour entrer dans la Renaissance dont les bouleversements architecturaux s’étaient propagés jusque dans mon village reculé du Sud-Ouest. Ainsi, de belles et larges fenêtres avaient été ouvertes dans les murs du château qui présentait en plus, sur le côté gauche, une magnifique tour-escalier permettant d’accéder aux étages et dont la particularité est de posséder sept côtés ce qui, parait-il, n’est pas des plus communs. Mais ce qui me toucha le plus, ce fut de voir enfin le village tel que je le connaissais, ou presque. En effet, entre mes deux escales, une petite rivalité fraternelle avait conduit à la construction d’une deuxième habitation seigneuriale et de nouvelles habitations, créant ainsi un deuxième village accolé au premier. C’est ainsi que, pendant quelques années, le village était partagé en deux, avec d’un côté, le château du levant et, de l’autre, celui du couchant ; chacun étant desservi par une porte fortifiée. Au moment de mon arrivée, la réunification des deux parties venait de se faire et le seul témoignage de cette division subsistant encore est l’unique rue du village, qui n’a pas la même largeur en fonction du côté où l’on se trouve. Cette fois-ci, je ne résistai pas à l’envie de m’approcher, tenaillée par la curiosité de découvrir la vie grouillante de ce village que j’ai toujours connu quasiment vide, victime de l’exode rural et de la désertification des campagnes de la seconde moitié du XXème siècle qui l’avait laissé exsangue. J’essayai de me cacher, de me faufiler quand je faillis me faire renverser par un cavalier qui ne m’accorda pas un regard. C’est alors que je me remémorai cette partie du contrat de voyage que j’avais survolé en signant mon engagement : nos combinaisons avaient également la propriété de nous rendre invisibles aux yeux des êtres vivants, gage de notre sécurité (et de la leur !). C’est donc le cœur léger que je franchis la porte Sud-Est, non sans avoir admiré les remparts alors parfaitement entretenus qui ceinturaient le village. Je me fondis dans la foule, me faufilant dans des ruelles aujourd’hui disparues, admirant les échoppes et le travail d’artisans dont les métiers me sont inconnus. Je restai ainsi longuement devant la porte du maréchal-ferrant, béate devant la force et la chaleur qui se dégageaient de son antre. Je dois reconnaître que je ne vis pas le temps passer et c’est avec quelques regrets que je me résolus à quitter les lieux pour la prochaine étape.



Pourquoi avais-je choisi le mois d’octobre 1789 ? Je savais, bien avant ce voyage, que notre village avait été plutôt éloigné des tumultes révolutionnaires. En effet, les habitations hors du village étaient pour la plupart regroupées en hameaux dont les propriétaires étaient de petits fermiers indépendants. Quelques métairies appartenaient au seigneur qui ne séjournait plus que rarement dans le village, laissant la gestion à un conseiller choisi par lui parmi quatre ou cinq hommes désignés par la population. Les revendications avaient donc laissé de marbre les habitants du village et des environs. Non, si j’étais venue cette année-là, c’est parce qu’elle correspondait à un évènement particulier dans notre histoire familiale : au mois de juin en effet, mon ancêtre arrivait dans la maison de mon enfance, après avoir épousée l’unique fille de son propriétaire de l’époque. Je m’éloignais donc du village pour « descendre chez moi », curieuse de « rencontrer » cet homme dont j’étais l’une des dernières descendantes. Je ne sais pourquoi, je m’étais toujours imaginé qu’il ressemblait à mon père, peut-être parce qu’ils avaient tous deux, à près de deux siècles d’intervalle, portés les mêmes nom et prénom. Il n’en était rien, et je ne reconnus dans les traits de l’homme que je croisais, aucun de ceux de mon père. Je souris en voyant son épouse, pensant que je savais avant elle combien elle aurait d’enfants, et que son ventre encore invisible était pourtant déjà au travail. Je profitai de cette escale pour faire un tour dans le hameau de mon enfance et ce fut le moment d’une découverte incroyable pour moi. Cinq ou six familles vivaient là où moi je n’avais jamais connu que nous et les terres autour de la maison étaient constituées en petites parcelles dans lesquelles se succédaient cultures et pâturages. Rien ne ressemblait à ce que je connaissais, et pourtant, en même temps, tout était déjà en place. Tout cela fit naître en moi une émotion vibrante et j’avais hâte de faire la dernière partie du voyage.



C’était le 10 janvier 1950. Ce soir-là, un médecin improbable était venu ausculter un nourrisson d’à peine un mois, malade d’une pneumonie. Ce soir-là, ce médecin était sorti de la chambre en disant qu’il voulait bien essayer un nouveau traitement, jamais encore testé sur un enfant si jeune mais que, de toutes façons, il n’y avait pas d’autre espoir : le petit ne passerait pas la nuit. C’est la grand-mère qui, d’autorité et sans laisser la possibilité à quiconque de répondre autre chose, avait accepté cette proposition de la dernière chance. Dix minutes plus tard, après avoir fait une injection d’une demi-dose de pénicilline, le médecin était reparti chez lui, sans grand espoir pour la suite. Toute la nuit, la mère et la grand-mère ont veillé l’enfant brûlant de fièvre. Et moi aussi, je suis restée là, à leurs côtés, mesurant leur impuissance. Tantôt elles se résignaient, se préparant pour ce qui leur semblait inéluctable ; tantôt elles s’encourageaient, oubliant dans l’instant leur rivalité habituelle. J’aurai voulu leur dire de ne pas s’en faire, mais c’était impossible. Elles ont fini par s’assoupir mais moi je ne pouvais pas, je ne voulais pas laisser ce petit être lutter seul, j’espérai de tout mon cœur qu’il sentait ma présence à ses côtés en ce moment terrible. Ce n’est qu’au petit matin que la fièvre tomba enfin, pour la première fois depuis plus de deux semaines, et lorsque l’enfant ouvrit les yeux, je jurerai qu’il m’avait vue. Il sourit et je m’éloignai au moment où sa mère s’éveilla à son tour, poussant un cri de joie qui ameuta toute la maisonnée.



Je sortis de la maison, refis le tour des bâtiments dans lesquels je jouerai un jour, dans près de vingt-cinq ans. Je pleurais, de joie et de tristesse à l’idée de quitter définitivement ce passé que j’avais eu tant de plaisir à découvrir. Je remontai vers le village, dans l’aube froide et enneigée, suivant le chemin que j’ai toujours connu. Au passage, je remarquai les fumées de hameaux et maisons qui n’allaient pas tarder à disparaitre, dans les années à venir. Le village était quasiment identique à celui que je connaissais depuis ma naissance ; le château, malgré cette belle bâtisse ajoutée au XIIème siècle était depuis longtemps abandonné et commençait à se dégrader, faute d’entretien. Je savais qu’un acheteur viendrait un jour et entreprendrait d’importants travaux de rénovations, permettant de lui rendre son allure modeste mais fière. Mais pour l’heure, il était dans un état pitoyable…



Je retrouvais ma capsule temporelle à l’heure dite, elle était toujours abritée sous quelques arbres, même si la forêt des premiers temps s’était peu à peu clairsemée au profit d’une agriculture pourtant encore balbutiante. Au moment de m’installer dans l’habitacle, je ne pus m’empêcher de faire quelque chose de dérisoire, « juste pour voir » : à l’aide d’une pierre tranchante, je gravai la lettre de mon prénom sur l’écorce d’un chêne, caressant l’espoir complètement fou de retomber un jour sur ce même arbre, au cours de mes régulières ballades en campagne…

Myriam