Destination : 64 , Le geste à la parole


POUR LE PRIX D'UNE POMME

J’aimerais vous chanter le geste auguste du semeur, celui-là même qui a inspiré tant de peintres, où alors celui du faucheur disparu de nos campagnes pour cause de mécanisation. J’aimerais vous conter le bras puissant du forgeron tapant en rythme pour asservir le fer. J’aimerais vous vanter le tour de main du boulanger préparant son pâton pour la fournée. Comment puis-je vous faire partager ma fascination pour ces doigts déliés qui courent sur le clavier du piano et mon émerveillement devant le spectacle du mime Marceau ?
Mais voilà, pour moi, le geste est enfer, cent fois répété au cours de la journée. Je ne vis plus, je survis passant de l’angoisse à l’impérieuse nécessité de me laver les mains. Parfois, je le fais dix fois de suite me les frottant jusqu’au sang. Je porte des gants en permanence pour les cacher tant elles sont abîmées.
Je paie le prix cher à cette manie : je ne peux plus sortir, mes amis lassés m’ont tourné le dos. Je vivote avec une petite pension.

Je pleurais, j’étais dégoûtée, au bord du vomissement. Depuis une heure, j’aidais mon père à démonter les tuyaux d’évacuation des toilettes pour les déboucher. C’était ma punition pour avoir balancer ma pomme dans la cuvette. Ma mère ne supportait pas le gâchis et nous forçait à manger même ce que nous n’aimions pas jusqu’à la dernière bouchée. Cette pomme, je l’avais goûtée, elle était trop acide. Je ne pouvais décemment pas la mettre à la boite à ordures, j’aurais été sérieusement tancée. Alors, je fis ce geste insensé. Le fruit s’engagea sans problème dans le siphon pour aller se coincer plus bas. Ce qui suivit fut un cauchemar. Je fus obligée de mettre mes mains dans les excréments sous les quolibets de mes frères et ma sœur prompts à la moquerie. Dès que je pus, je m’enfermai dans la salle de bain pour essayer à grand renfort d’eau et de savon de m’ôter cette sensation de saleté. Je ne savais pas à ce moment là que jamais elle ne me quitterait.

Pomalot