Destination : 6 , Coups et douleurs!


Phobies

Phobies

A la fin de cette soirée bien arrosée, des couples s'étaient attirés, reconnus, isolés dans des bulles amoureuses qui fleurissaient dans les coins sombres.
Chez les autres, tous les autres, même les timides, les sans voix, les anonymes, les mirages de l'alcool avait masqué les inhibitions, délié les langues, installé une atmosphère irréelle où tous les possibles étaient en gestation, où chacun flottait en-dehors de soi, en équilibre, sans poids, comme une plume portée par l'air immobile.
Des attroupements s'étaient formés où des tribuns magnétiques attiraient à eux , comme de la limaille de fer, ceux qui passaient à portée de voix.
Emma se retrouva happée par un groupe où les discussions battaient leur plein, tour à tour, violentes, apaisées, remplies d'espoir, dominées par le ton professoral d'un spécialiste, ou du moins qui se donnait comme tel.
Et quel était le sujet qui les passionnait tous, sur lequel chacun avait son mot à dire, son vécu à raconter, ses solutions à apporter? Au début, Emma ne le comprit pas, mais des sons se répétaient sans cesse: "fo" "bi", "fobi", phobie, on palabrait sur les phobies! Mais pourquoi avec tant de véhémence et d'intérêt? A mi-chemin entre la folie et le rêve, dans un monde de pratiques parallèles, des chemins à peine explorés promettaient de conduire à leur guérison.Dans l'esprit tourmenté de l'homme , des phobies les plus bizarres pouvaient surgir, et c'était leur énumération à haute voix, telle un catalogue à la Prévert, qui les faisaient s'exclamer en pénétrant dans un monde à la limite de l'absurde:
Asymétriphobie : peur des choses non symétriques
Appertophobie : peur des ouvre-boîtes
Bitrochosophobie : peur de bicyclettes
Chionosphérophobie : peur des boules de neige
Cofféapuilophobie : peur des cafetières
Digiconsuérophobie : peur des dés à coudre
Furfurophobie : peur des céréales
Hululophobie : peur des cris de hiboux
Lucanophobie : peur des cerfs-volants
Molubdotémophobie : peur des taille-crayons
Nanopabulophobie : peur des nains de jardin à brouette
Pabullophobie : peur des brouettes
Périglycophobie : peur des emballages de sucre
Scalaglobophobie : peur des boules de rampe d'escalier
Tyrosémiophobie : peur des étiquettes de fromage
Et la liste était encore longue, tout aussi baroque, énumération loufoque, qui cachait des souffrances indicibles, qui pouvaient parfois être soulagées par l'hypnose ou la psychothérapie.
Quant aux jeunes gens rassemblés, nombreux étaient ceux condamnés à vivre avec d'autres phobies, beaucoup plus banales et très courantes, mais tout aussi pénalisantes: agoraphobie, arachnophobie, phobie du vide, de parler en public, peur des souris, des oiseaux, etc...
Justement, le spécialiste recherchait des sujets qui se plaignaient de la phobie des araignées et du vide, comme cobayes dans l'expérimentation de techniques prometteuses: les Réalités Virtuelles .
Moi, moi, cria Emma, pour se faire entendre, j'ai une peur panique des araignées, et je me sens aspirée par le vide, impossible de résister, j'ai un vertige incoercible en hauteur, depuis toujours.
Tu es majeure? OK - Rassures-toi, ce n'est pas dangereux, rien que des jeux vidéo, et de plus, c'est rémunéré! Et il y a des chances que tes phobies disparaissent. Nos recherches progressent , nous sommes tout près du but!
Je m'appelle François, RDV ici demain matin à 9 heures. Je serai ton guide et ton mentor dans cette expérience! Et sois à l'heure, je n'ai pas de temps à perdre dit-il d'un air condescendant!
Quel pédant, celui-là, pensa Emma, il ne se prend pas pour la moitié d'un imbécile!
Mais elle ira, jouer à ces jeux débiles, si on la paye en plus, ça arrondira son maigre budget d'étudiante.
Le lendemain à l'heure dite, il la conduisit au laboratoire, bourré d'appareils de toutes sortes, elle se sentait un peu impressionnée malgré l'air décontracté qu'elle s'efforçait de prendre. Le type était chercheur, un job qu'elle enviait.... ! Mais les études sont longues et les places très chères.
Ces Réalités Virtuelles étaient programmées à partir de jeux vidéo grand public.
On va commencer par les araignées, puis après le vide. Pas plus de vingt minutes pour la première séance. Mets ce casque intégral, le monde virtuel apparaîtra devant tes yeux et tu seras immergée dedans, ces gants également, pour agir, saisir des choses. L'illusion sera complète, tu pourras même te déplacer, changer de point de vue. On commence!
Elle se retrouva dans d'immenses couloirs qui se croisaient, avec des portes à ouvrir, des escaliers. De petites araignées apparaissaient aux détours des chemins, sur les murs, derrière les portes, l'ignorant complètement, semblant rouler sur leurs huit pattes. Mais leur seule vue la laissait paralysée, tremblante, le souffle court ..
Puis, reprenant ses esprits, elle continuait au hasard son périple. Elle en vit au moins une cinquantaine. A la fin, malgré ses craintes, elle s'y était plus ou moins habituée, elles faisaient partie du décor...
Le casque retiré, elle se retrouva au milieu du labo, un peu hébétée. Dix minutes s'étaient écoulées qui lui avaient semblé des heures!
Le vide maintenant! Tu vas faire de la varappe, sur une falaise abrupte dit François!
Elle s'harnacha de nouveau et se retrouva aux pieds d'une paroi calcaire d'une centaine de mètres de haut. D'autres grimpeurs s'entraînaient, et apparaissaient comme des insectes plus ou moins gros, gagnant de l'altitude, ignorant le vide sous leurs pieds. Impossible, je ne pourrai jamais faire ça pensait-elle, déjà en proie au vertige. Vas-y, attrape la corde et grimpe, ordonna la voix de François. Elle prit la corde à pleines mains, s'arrima par sécurité et commença à grimper, fébrile et nauséeuse. Au bout de 5 minutes, elle regarda en bas par mégarde. Elle avait parcouru une dizaine de mètres et restait là, bloquée contre la paroi, attirée par le vide, les jambes molles, la tête qui tourne, incapable du moindre mouvement et transpirant d'angoisse. Ca suffit, enlève le casque commanda la voix de François, ce qu'elle fit avec difficulté, émergeant étonnée dans la pièce où s'effectuaient les expériences. Il lui fallu se reposer dix minutes pour reprendre ses esprits.
On continue la semaine prochaine, même jour, même heure! Salut Emma!
De semaine en semaine, on en était à la 13e, elle faisait des progrès. Les araignées étaient beaucoup plus grosses, noires, velues. Elle s'approchaient d'elle, à moins d'un mètre sans qu'elle bronche, mais elle ne pouvait pas encore les toucher. C'était pour aujourd'hui. Elle avait grimpé les quatre cinquième de la paroi sans être engloutie par le vide et le vertige. Aujourd'hui elle devait arriver en haut et contempler le paysage à ses pieds sans flancher.
Changement au programme, d'abord affronter le vide. Elle attrapa la corde et se mit à grimper. A mi-parcours la corde semblait se déliter, prête à se rompre. Bizarre, elle aperçut une autre corde blanchâtre qui pendait à un mètre de là. Elle se balança un peu pour la saisir. Elle était légèrement collante mais semblait solide. Elle continua de progresser et elle découvrit une sorte de filet de la même matière, auquel elle s'accrocha. En y regardant de plus près, elle reconnut une toile, une gigantesque toile d'araignée tissée de fils gros comme des cordes. La soie était collante, si bien qu'elle ne réussit qu'à s'y engluer. En s'agitant, terrorisée, elle finit par alerter la maîtresse des lieux par les vibrations produites. Enorme, comme elle n'en avait jamais vu, c'était une femelle, sorte de veuve noire mutante au moins dix fois plus grosse qu'elle! Un vrai cauchemar, mais qui continuait à avancer vers sa proie, elle, Emma.
Elle voyait ses tâches rouges, caractéristiques, ses huit pattes noires et ses huit yeux qui la fixaient. Elle s'approcha jusqu'à la toucher, la bête n'était pas affamée, aussi se contenta t'elle de la ligoter prestement avec des liens de soie et de s'en retourner faire le guet dans son antre. Emma avait la tête libre et pouvait bouger légèrement. Pendue au bout de son fil, elle regarda en bas, dans le vide sans ressentir le moindre vertige! Effrayée par cette situation incongrue, elle était aux aguets du moindre bruit, du moindre mouvement. Elle vit s'approcher prudemment une toute petite araignée jaune, le mâle, qui vibrait d'amour pour sa dangereuse compagne! Il remplit son rôle de géniteur, mais savourant son exploit, il ne s'enfuit pas assez vite et finit transpercé par sa belle, terminant sa carrière en réserve de nourriture.
Soudain une voix explosa dans les oreilles d'Emma!
STOP, on arrête tout.... Un bug a fait dérailler le programme!...
Ca va, Emma, lui dit François pendant qu'elle émergeait vacillante de cette aventure virtuelle, dans le monde réel!
Toutes nos excuses, ce programme était en test et tu en as fait les frais!
Tout est OK répondit Emma, j'ai eu si peur de ce monstre, que je suis prête à rencontrer n'importe quelle araignée, tellement plus petite! Et pour le vide, c'est fini aussi! Je ne dis pas que je ne garde pas quelques petites appréhensions, mais je peux vivre avec.
Par contre, ne me parles plus de tes Univers Virtuels...
C'est complètement fou ce que l'on peut en faire, pour peu que l'on soit mal intentionné! Disons que j'ai fait un mauvais rêve!
Salut à tous! Prenez garde à la folie qui vous guette...
Ah, j'allais oublier mon argent, on peut dire que je ne l'ai pas volé!

kanga

kanga