Destination : 159 , Polyphonies


Exil

4 juillet 1965. Antoine vient juste de finir de poser la tapisserie dans la chambre des filles : des guirlandes de fleurs roses sur fond blanc. Très romantique. Ca va leur plaire. Pour son garçon, un jaune pâle uni. Tous les meubles sont en place. Il adore cet appartement d'une vieille rue du quartier de Perrache. Bon, d'accord, il y a la voie ferrée avec les trains qui passent juste à la hauteur des fenêtres, mais le parquet en bois ciré et les cheminées en marbre sont si jolis! Laura lui manque terriblement. Il trépigne d'impatience. Demain, ils seront là. Marinette, qui tient le bistrot du coin où il va manger chaque jour, a prévu de leur préparer une blanquette de veau pour emporter. Ils feront enfin un vrai repas en famille!

2 juillet 1965. Le front collé à la vitre, je regarde le paysage défiler. Un homme passe sur sa bicyclette. Quelques chameaux, quelques chèvres. Une femme avec son bébé attaché dans le dos. Un groupe d’enfants qui courent après un cerceau et s’arrêtent ensemble pour voir passer le train et faire un signe de la main. Au loin, j’aperçois notre maison qui s'éloigne, minuscule au milieu de la palmeraie.

― Vos billets, s’il vous plait !

Maman donne nos quatre billets au contrôleur. C’est le jour de mes 11 ans. Nous quittons Marrakech. Des soldats en permission au fond du wagon entonnent " J’entends siffler le train " de Richard Anthony.

3 juillet 1965. Le bateau a quitté le quai depuis un moment et tangue rudement. Laura est malade, obligée de restée couchée dans la cabine. Les enfants sont elle ne sait où, à courir sur le ferry. Heureusement, Juliette est assez grande pour veiller sur son frère et sa sœur. Laura en est incapable. Le moindre mouvement lui donne la nausée. Elle ferme les yeux et laisse vagabonder ses pensées. Elle va retrouver Antoine, parti depuis avril à Lyon, cette ville inconnue. Ils ont attendu la fin des classes pour le rejoindre. Une page se tourne. Les souvenirs affluent, mais elle n'a pas de regrets. Elle se réjouit à l'idée d'habiter en ville. Faire les courses toute seule avec son petit panier. Voir les belles vitrines des boutiques chics.





Il est brun, a de beaux yeux bleus clairs et sourit à Juliette. Celle-ci surveille Paul, son petit frère, qui, tel un feu-follet, peut disparaître d'une minute à l'autre et elle n'a pas envie de le chercher partout sur cet immense bateau. Maman est malade, pas moyen de le perdre de vue, il serait capable de passer par-dessus bord. Elle a bien vu que le jeune-homme la lorgnait depuis un moment. Elle joue les indifférentes. Elle n'a que 14 ans mais en parait plus avec déjà un corps de femme. Sa petite sœur est sage, plongée dans la lecture du "Petit chose" d'Alphonse Daudet ou rêvassant, les yeux perdus vers l'horizon.





Paul est surexcité. C'est la première fois qu'il est sur un bateau. Il veut tout voir, tout connaitre. Il a enfin réussi à échapper à la vigilance de Juliette car elle bavarde avec un jeune-homme. Il en profite pour visiter les lieux. Il a failli se faire coincer dans les portes automatiques de l'ascenseur, et le voila sur le pont-promenade où des gens se prélassent sur des transats. Intrépide, il franchit les chaines qui limitent les zones interdites et se retrouve devant la passerelle toute vitrée où l'équipage s'affaire. Un monsieur tout de blanc vêtu sourit à Paul et lui propose de visiter le poste de pilotage. Le capitaine montre à l'enfant émerveillé la barre, les radars, le sondeur, la table des cartes, la radio. Paul n'en revient pas! Il décide que, plus tard, il commandera un beau bateau comme celui-là.



5 juillet 1965. Antoine est sur le quai du port maritime de Marseille. Il attend sa petite famille qu'il n'a pas vue depuis trois mois. Lorsque l'"Ancerville" apparait au loin, une vive émotion lui serre la gorge et il retient ses larmes. Ils vont être enfin réunis sur cette terre d'exil où ils vont apprendre à vivre sous un autre ciel.

fabinuccia