Destination : 180 , Objets en chemin


La première marche de la cave

Ah ! poser le pied sur la première marche de l'escalier de la cave dans la maison de mon enfance, chez mes parents, dans la banlieue de Lille. Chaque fois que je le fais, de moins en moins souvent puisque je n'y vis plus depuis des lustres, j'ai, j'en suis sûr, le coeur qui accélère.

C'est une marche en bois, du chêne. Et même si, au fil décennies, elle est devenue noire, on sent rien qu'au pied, même chaussé, de quoi elle est faite. Enfant, je la trouvais magique, et aujourd'hui, elle m'émerveille encore, je crois : il suffit de... marcher dessus pour qu'un subtil déclic se produise et que les vielles ampoules à incandescence du sous-sol s'allument.

Les vingt-deux autres marches suivent, mais déjà la sensation n'est plus la même : elles sont en briques, comme dans beaucoup d'escaliers de caves des maisons du Nord. Et elles ont la même noirceur que la première : jadis, la cave était pour moitié un entrepôt à charbon. Pas cher et produit presque localement, le charbon – c'était des cailloux difformes d'anthracite, chacun d'à peu près la taille de mon poing de bambin– y arrivait chaque année par le soupirail donnant sur la rue. Une carriole, tirée par un gros cheval boulonnais, une bête de trait à la robe grise qui m'apparaissait colossale, s'arrêtait devant la petite grille : un homme en descendait et commençait à descendre de gros sacs de jute pleins de charbon et les vidait un par un dans la cave. Ca lui prenait un moment. Pauvre homme ! La peau et le bleu de travail noircis par les poussières de houille, il s'échinait en plus, chaque fois qu'il passait dans le quartier avec sa cargaison, chaque semaine, à souffler dans une corne pour avertir de son arrivée, et à crier « kerbo ! kerbo ! » (« charbon », en parler du Nord), comme si on ne savait pas pourquoi il était là.

De temps à autre, le très lent cataclop des sabots du cheval s'interrompait, de même que les cris et les les coups de trompe du charbonnier. Et tandis que l'animal s'ébrouait sous son joug et que de ses énormes naseaux soufflaient une sorte de fumée, je regrettais chaque fois de ne pas voir les yeux de l'animal, rivés sur la route face à lui à cause des oeillères qui lui ôtaient même jusqu'à l'idée de jeter ne serait-ce qu'un simple regard de côté. Et je m'imaginais, chaque fois encore, que ce regard devait être bien triste...

C'est cela, le premier souvenir qui m'assaille lorsque je commence à descendre un à un les degrés, qui passent entre deux murs sombres, sans rampe. Plus de charbon, de nos jours. Il y a un demi-siècle maintenant, tout le quartier est passé, « au gaz de ville », disait-on alors, et les chaudières murales ont poussé dans chaque buanderie, libérant les caves de leurs tas de charbon et de leurs formidables chaudières de fonte dans lesquelles, chaque matin d'hiver, il fallait entretenir la chaleur.

Depuis ces temps pas si anciens, une fois en bas, on peut se tourner vers le côté gauche où trône un établi, environné d'une foule d'outils, qui se couvrent d'année en année de poussière : c'est là précisément que mon père a inventé un jour l'ingénieux dispositif d'interrupteur à pédale, sous la première marche du haut. Vers le côté droit, il a monté une cloison. Derrière, c'est, le lieu s'y prête à merveille grâce à un subtil mariage de fraîcheur un poil humide et d'obscurité quasi-permanente, la cave à vins.

Du vin ! C'est cela que je viens chercher lorsque je viens ici. Mais, comme chaque fois, je ne peux m'empêcher de faire un détour par l'atelier, où je me dis que rien n'a bougé depuis la mort de mon père, il y a vingt-cinq ans de ça. Alors, forcément, ça m'émeut un peu. Et je crois que j'aime cette émotion-là.

Ma nonagénaire de mère, qui vit toujours dans cette maison, a mis, comme à chaque fois que je viens, les petits plats dans les grands, et elle m'a envoyé quérir une bouteille, de mon choix. « Dans la réserve de ton père », a-t-telle précisé. La réserve de mon père, c'est tout au fond de la cave à vins. Devant,il y a d'autres vins : ma mère veille à ce qu'il n'en manque pas, car elle aime recevoir. Et quand elle est seule, elle avoue y trouver de temps à autre un réconfort raisonnable : « ça m'aide à être encore là », explique-t-telle.

C'est qu'il aimait ça, le paternel, le bon vin. Dès qu'il a pris sa retraite, il a commencé à se constituer une cave, extrêmement varié. Dans le Nord, on ne produit pas de vin, c'est le pays de la bière, mais le vin y vieillit bien.

Là haut, un bœuf bourguignon mijote dans la cuisine. Depuis très tôt ce matin. Ma mère le réussit à merveille, et elle le prépare avec un vin rouge ordinaire, acheté à la supérette du quartier. Il n'est nul besoin d'un autre vin pour préparer un tel régal : ça cuit tellement longtemps ! Mais pour l'accompagner, pardon, mieux vaut le faire dignement. Alors j'opte pour – chic, il en reste! - l'un des derniers vins que mon père avait fait rentrer : un Aloxe-Corton millésimé 1983. C'est un bourgogne aussi délicieux que confidentiel, qui coûterait aujourd'hui, je pense, disons un bras en magasin.

Je sais qu'il est incomparable : l'an dernier, nous en avions déjà ouvert un. Rien que sa couleur rouge foncé et sa robe tenace sont déjà un bonheur pour les mirettes, qui laisse entrevoir, si j'ose dire, aux papilles des arômes fruités de même couleur, entre groseille et framboise, et s'annonce long en bouche.

Et cette fois encore je suis tenté, mais je résiste, par l'idée de me déboucher une bouteille, rien que pour moi, juste pour le plaisir. De le humer et de déguster, à toutes petites gorgées, assis sous la lumière glauque de l'ampoule de 40 watts. Un jour, quand même il faudra que je le fasse. Mais pas aujourd'hui. C'est qu'on m'attend, là-haut. Remontant, je repasse sur la vingt-troisième marche. Et je sais, je sens, je ne vérifie même pas, qu'en bas, les lumières se sont éteintes.



Jérôme Daquin