Destination : 205 , Histoires d'eau


Mare Nostrum

Je suis encerclé par les flots, matière mouvante et incertaine. L’obscurité décuple mon angoisse. Mais je ne suis pas le seul. Nous sommes des dizaines, peut-être une centaine. Tous dans le même bateau.



Nous avons embarqué il y a quelques heures à peine. Hier encore, j’étais avec les miens. Mon père, ma mère, ma petite sœur. Il me semble qu’un siècle a passé depuis…

Depuis que mon père m’a ordonné de fuir, d’essayer de me sauver, moi, le grand, au moins.

« Tout seul, tu auras plus de chance que nous tous ensemble »

Cela faisait des semaines qu’il m’en parlait. Il a d’abord essayé de me convaincre, puis il m’a menacé, supplié même. Il a fini par exiger que je lui obéisse, tout simplement. J’ai baissé la tête et j’ai cédé. J’ai capitulé. Je les ai abandonnés. J’ai fui ma ville, j’ai fui leurs armes, j’ai fui mes larmes.



J’ai quitté l’appartement au petit matin, à l’aube d’un jour nouveau. Mon père m’a réveillé et, sans faire de bruit, nous sommes sortis. Je n’ai même pas dit au-revoir à maman qui dormait au salon, ma sœur blottie contre elle. Elles n’étaient pas au courant de mon départ. J’ai fait promettre à mon père de leur dire la vérité, que je ne voulais pas partir sans eux.

Nous avons marché dans les rues, les bombes s’étaient tues. Je m’étais habillé d’un maximum de vêtements, car mon père m’avait prévenu que les nuits sont froides en mer. Dans mes poches, presque rien, mais ce « presque rien » était tout pour moi : une photo de notre famille, une photo du temps du bonheur, du temps d’avant la guerre et le livre de ma vérité, ma religion : celle justement au nom de laquelle des hommes s’entretuaient dans le monde. Mon père a voulu glisser dans ma main quelques billets, en me demandant de les cacher et de ne les montrer à personne. J’ai refusé de tout prendre, je savais qu’il avait déjà utilisé toutes ses économies pour payer mon voyage. Il ne leur restait pas grand-chose pour survivre ici, si ce n’est l’espoir que je m’en sorte et que je puisse les aider de là-bas.



Nous sommes arrivés devant un hangar. J’aurai voulu que mon père me prenne dans ses bras, longtemps. Mais il fallait se dépêcher, le jour allait bientôt se lever. Une étreinte rapide, un regard, un sourire. Une larme. Pas un mot. Je me suis rendu compte à ce moment que je n’étais plus seulement un fils, mais aussi un homme. Un homme de quinze ans, sur lequel reposait la responsabilité d’une famille. J’ai alors vu mon père tel qu’il était : le dos courbé, le visage émacié, rongé par l’angoisse et la peur. Vieillard avant l’heure.

Les portes de hangar se sont refermées derrière moi. Il y avait déjà beaucoup de monde, assis à même le sol. Des hommes, des femmes, des enfants. Des familles et des solitaires, comme moi. Avec pour bagage commun : la désespérance. Nous sommes restés là toute la journée, dans une chaleur moite et suffocante. Nous entendions les bruits du dehors, tremblants déjà à l’idée d’être découverts. Nous n’avions même pas encore quitté notre pays ! Pas une minute, je n’ai cessé de penser à maman et Samia, imaginant leur chagrin en découvrant mon départ. J’étais déchiré par cette culpabilité, par ma souffrance à l’idée de les quitter, par ma peur en pensant à ce qu’il m’attendait. Je me suis malgré tout laissé gagner par l’espoir qui nous habitait tous, celui d’atteindre un ailleurs serein, dans lequel nous pourrions vivre.



La nuit est tombée, nous avons recommencé de respirer. Le portail s’est ouvert brutalement, mais aucun de nous ne dormait. Nous avons été emmenés, poussés, tirés, embarqués. Sans bruits, sans pleurs, sans cris. Pas même les enfants. Leur silence n’était cependant que sidération, résignation. Comme le nôtre.



Pour combien de personnes était prévu ce rafiot ? Et combien étions-nous, au final, à nous serrer dessus ?

Le double ? Le triple ? Plus encore ? Un homme s’est présenté comme le capitaine, je ne sais pas si c’était vrai mais j’ai fait comme si je le croyais. C’était plus rassurant.

J’ai regardé la côte s’éloigner. Je distinguai l’ombre de sa crête. Il n’y avait pas de lumière, c’était le couvre-feu. Seul des éclairs orangés zébraient le ciel… des bombes… il y en avait relativement peu… nuit calme.

J’ai essayé de me repérer, de retrouver l’ombre de mon quartier. J’imaginais ma rue, mon immeuble, notre appartement. Je voyais mes parents, couchés sur le canapé du salon, toujours en alerte. Ma sœur à leurs côtés, pouce dans la bouche, enfoncé pour ne pas crier. Elle a huit ans mais elle ne dort plus jamais seule.



Plus de lumière, plus de côte dentelée. De l’eau, de l’eau, de l’eau. Nuages sombres, pas de clarté tombant de la lune. C’est une chance car, sinon, nous n’aurions pu quitter le pays sans nous faire repérer.

À côté de moi, une mère, ronde d’un enfant. Un autre, un garçonnet, sur les genoux. Elle s’est assise contre la rambarde. Je voudrai me coller contre eux. Moi aussi j’ai envie d’une famille.

Je pense à la suite. J’essaie d’imaginer ce qui m’attend. D’abord franchir les lignes, puis traverser la mer, enfin passer les frontières. Sans jamais me faire prendre. Une fois arrivé, me cacher, trouver un refuge. Et dans quelques temps, trouver le moyen de les faire venir avec moi.



Cinq heures sur l’eau, ça tangue et ça roule. Les vagues se durcissent, l’horizon s’éclaircit. Bientôt le matin… la terre est encore loin. Soudain le vent se lève. Le soleil ne parvient pas à percer derrière les nuages qui noircissent le ciel. Notre embarcation monte et descend, vire à gauche, à droite, de plus en plus haut, de plus en plus fort, de plus en plus vite. Les creux entre les vagues sont de plus en plus grands. J’ai l’impression que la mer veut nous avaler. Voit-elle en nous des parasites indésirables qu’il faut engloutir ?



Des cris, des pleurs entrent dans mes oreilles et sortent de ma bouche. Une clameur s’élève, comme si nos voix ne formaient qu’un. Mais qui peut entendre nos appels au secours ? Nous sommes seuls. Nous n’existons pour personne, nous ne sommes plus personne.

D’un seul coup, d’un seul, le bateau se dresse presque à la verticale. La mère à côté de moi est éjectée dans l’eau, je réussis je ne sais comment à retenir son enfant par le bras. L’embarcation se rétablit, je serre le petit contre moi. Il pleure en regardant les points sombres disparaître les uns après les autres dans l’écume. Je suis sûr que la moitié des passagers a disparu, visages anonymes enfouis pour l’éternité dans l’eau salée. La mer parfois reprend la vie qu’elle a donné.

Le calme revient peu à peu. L’enfant ne me lâche plus. Je ne lui ai même pas demandé son nom. Je me contente de lui tenir la main, heureux de sentir ce corps chaud s’appuyer contre le mien. Nous avons faim et soif. Mais il n’y a rien, nous devons attendre.



Première journée, deuxième nuit.

Deuxième jour, troisième nuit.

Troisième jour, quatrième nuit.



Une lumière perce l’obscurité, elle se dirige droit sur nous. Des pirates ? Encore une fois, l’angoisse nous ravage. Non ce sont des mariniers, des sauveurs de la mer. Leurs regards sont aussi résignés que les nôtres, j’imagine sans peine que ce ne sont pas pour les mêmes raisons. Nous sommes accompagnés vers la terre ferme. Pas encore sauvés, juste sortis de l’eau. Il en faut plus pour ranimer un noyé.



Maman, papa, Samia, pardon : je vous ai reniés. Je leur ai dit que je n’avais plus de famille, que ma mère avait basculé dans l’eau pendant la tempête. Je leur ai dit que l’enfant était mon petit frère. Ils vont nous laisser ensemble. Ils ne renvoient pas les orphelins, ils vont nous mettre dans un centre.



Je ne sais plus qui je suis, ni d’où je viens. Mon moi d’avant a fait naufrage au cours de la traversée. Mais ma mémoire est intacte… et je n’oublierai jamais pourquoi je suis ici : un jour, nous nous retrouverons.

myriam