Destination : 246 , Le chant des champs


LOU CAM DE LOS SOUBENGUES*

* Le Champ des souvenirs (écriture approximative car le patois gersois se parle mais ne s’écrit pas).



Un pas devant l’autre… Le vieux Joseph pousse sa carcasse, vaille que vaille, luttant contre le vent qui depuis hier tempête sur toute la région. Il suit le sillon tracé devant lui, ligne de crête dont les mottes enchevêtrées rendent sa démarche plus vacillante encore. Soudain, dans le sifflement d’une bourrasque, il lui semble entendre une voix inquiète.

- Joseph, Joseph… Hâte-toi, il faut rentrer se mettre à l’abri…

Cette voix le saisit d’un sanglot brutal… son père. Il lève la tête et aperçoit devant lui la silhouette trapue, bordée du bleu de la veste de travail, surmonté d’une moustache épaisse. Derrière, deux jambes de sauterelle dépassant d’une culotte courte, l’enfant sautille gaiement. L’image s’efface dans les yeux de Joseph, pleins de larmes qui ne savent plus couler le long de ses joues ridées. « Ce souvenir, mon Dieu, pense-t-il, c’était il y a combien ? 70, 75 ans ? J’en avais à peine 10… »



Le vieil homme continue sa marche laborieuse, luttant contre les éléments déchainés. Une autre voix lui parvient, joyeuse, gaie : celle de Louisette. La secousse sismique ravage son cœur aussi nettement qu’en sa jeunesse. Nul besoin de photographie, il lui suffit de fermer les yeux pour revoir précisément le visage de sa femme telle que le jour de leur mariage. L’éclat rieur de ses yeux noisette le transperce. Un jeune homme lui tient la main droite, la gauche s’attarde sur l’arrondi du ventre.

- Tu verras, nous serons heureux… nous travaillerons dur mais, un jour, ce lopin que mon père nous a offert sera multiplié et nous réaliserons notre rêve : une belle maison, une grande famille, un domaine fertile.

L’image disparait à nouveau, tandis que d’autres se succèdent au rythme des saisons. Des labours aux semis, des semis aux moissons, les silhouettes fantomatiques suivent le même sillon. D’abord un homme, une femme, poussant la charrue derrière les bœufs… Les mêmes, quelques années plus tard, un enfant, deux enfants avec eux, les premières machines… Nouveau saut dans le temps, l’homme a vieilli, il est seul dans un tracteur et admire la netteté du travail accompli, inimaginable autrefois…



Joseph s’arrête dans sa course. Pourquoi pense-t-il à tout cela maintenant ? C’est vrai que, quand il revient en arrière, il a l’impression non pas que le temps a passé, mais que tout a été emporté en quelques décennies : de ce monde séculaire qu’il a connu enfant, il ne reste rien, si ce n’est une vague nostalgie d’un temps bienheureux dans lequel l’homme vivait en harmonie avec la nature… Quelle blague ! Se tuer à la tâche, dos courbé sur une minuscule parcelle, suer sang et eau toute sa vie pour nourrir sa famille, c’était cela, l’harmonie ? Risquer sa vie à chaque grossesse, enterrer un enfant avant même qu’il ne marche, c’était cela, l’harmonie ?

Joseph mesure le chemin parcouru, sa fierté d’avoir réussi à faire prospérer son lopin, sa déception aussi quand le fils avait préféré suivre des études et partir à la ville. Bien sûr la modernité n’avait pas apporté que des bonnes choses, il en était conscient, mais Joseph nourrissait une certaine amertume à l’égard de ceux qui les accusait aujourd’hui de n’avoir pas respecté la terre. La terre… comme ce mot semblait creux, vide de sens et de sentiment, dans les bouches des politiques et des bien-pensants aux jugements hâtifs. Rien à voir avec le lien qui unit le paysan à sa terre, celle qu’il a nourrit de son sang, parfois même depuis plusieurs générations. Comment ne pas aimer ce lopin quand on sait que son père, son grand-père, et tant d’autres avant eux ont courbé le dos pour arpenter les mêmes sillons ?



Joseph reprend son chemin. Le vent semble se calmer, pourtant son pas est plus lent. Est-ce la bise qui murmure à son oreille ?

- « Papa… papa ?»

Aline, petite brindille trop légère, trop vite envolée. Une déchirure dans sa vie, dans leur vie. Après, il avait fallu survivre. Survivre pour Jean et Simone, pour leur mère, pour la vie qui continue malgré le chagrin… Le temps avait semblé long par moments et pourtant il avait filé entre ses doigts… Les enfants qui grandissent, l’adieu à son père, le service militaire de Jean, les études de Simone, leurs mariages, les enfants, les baptêmes, la retraite, les nouveaux mariages, un divorce, d’autres enfants, la disparition de Louisette…



Joseph n’en peut plus maintenant. Ce sillon est donc si long ? Il s’arrête un instant pour reprendre son souffle devenu court. Une douleur scintille dans sa poitrine, descend le long de son bras, crispe sa mâchoire. Il se dit qu’il aurait pu accepter d’aller vivre en ville chez Simone, mais cela lui semblait impossible : quelle idée d’aller s’enterrer là-bas, loin de chez lui ?



Joseph tombe à plat ventre. Le sillon fraichement creusé lui offre un nid douillet contre lequel il pose sa joue. Il ressent une dernière fois la chaleur de sa terre sur son visage et s’émeut encore de tant de tendresse. Jusqu’au bout, elle l’aura bercé contre son cœur. Dans la lumière du soir, il entrevoit des silhouettes qui s’avancent : un couple âgé, une femme avec une fillette qui court vers lui.



- Oh ! Ma chérie, tu sais donc marcher maintenant ?









myriam