Destination : 269 , Temps d'Ailleurs


Pluie de Sable

Je ne suis qu’un grain de sable, minuscule, infime. Je ne suis que poussière parmi mes semblables, identique aux milliards de milliards d’autres qui m’entourent. Je suis né dans ce pays, dans la chaleur des journées de soleil et le froid des nuits. Je suis fils du désert, je suis fait du désert, je suis le désert. Sahara, c’est mon père, mon ventre maternel, mon sang, ma patrie. Il est moi et je suis lui.

Pourtant, ce soir, je le sens, ma vie va être bouleversée à tout jamais. Je le sais, je l’ai senti quand ce vent a commencé de souffler, un peu plus tôt dans l’après-midi. Et là, dans le crépuscule des dunes, il gagne en intensité, il se gonfle et tourbillonne au-dessus de nos têtes, effleurant l’erg dans lequel je vis, modelant et remodelant le paysage sous son souffle chaud. Un vent révolutionnaire, un vent de liberté qui fait surgir en moi un besoin irrépressible : l’envie d’ailleurs.

Bientôt, nous sommes des milliers à frissonner de ce même élan et, bientôt, les plus intrépides d’entre nous se laissent arracher du sol qui jusque-là représentait notre havre de paix et de sécurité. Je fais partie de ces pionniers. La soif d’aventure nous tient, bien plus sûrement que le manque d’eau auquel nous sommes habitués. Bientôt, nous sommes des milliers à tourbillonner au-dessus de notre terre natale. Le vent joue avec nous, le vent se joue de nous et nous nous laissons griser.

Tout à coup, un souffle puissant nous pousse dans un courant et nous sommes aspirés dans ce tourbillon qui file vers le Nord. Sous nos pieds, je découvre pour la première fois l’immensité flamboyante du désert, j’admire ses courbes alanguies sous le soleil couchant. Nous atteignons la mer, cette matrice légendaire dont les anciens nous ont tant parlé, celle qui nous a hébergés, nourris en son sein avant de se retirer pour nous laisser, éternellement assoiffés. A bien y penser, désert et mer me semblent unis dans la fraternité : l’un blond et l’autre sombre, parcourus tous deux des mêmes ondulations mouvantes, frissonnant sous la caresse du vent.

Nous atteignons les côtes andalouses alors que la nuit tombe. La Lune éclaire la terre de sa blanche lumière et je devine des villes blanches et fières, des maisons éclairées dans les campagnes, des vies qui s’agitent à des centaines de kilomètres au-dessus de nous avant de s’endormir peu à peu. Chacun de ces hommes et femmes est finalement si semblable à chacun de nous, petits grains de sables jetés dans la marée du monde. J’entends minuit sonner au clocher de la Puerta del Sol, Madrid s’étire dans son sommeil, sans se rendre compte de notre passage. Certains de mes compagnons de voyage commencent à faiblir, pas moi. Je me sens porté par cette énergie et puis... je ne veux pas abandonner maintenant, pas avant…

Il me faut patienter encore plusieurs heures avant de les apercevoir enfin. La silhouette crénelée se découpe au clair de lune, nous offrant son profil comme une ligne d’horizon. Les montagnes de roches s’élèvent dans le ciel, certaines culminent sous les nuages et la traversée s’annonce ardue. Je songe à tous ceux qui, dans un sens ou dans l’autre, on fait le chemin en bas, dans la neige, le froid, le danger. Obstinés et courageux, portés par la même soif de liberté que moi. S’ils y sont arrivés, j’y arriverai moi aussi !

De nombreux compagnons sont tombés en cours de route et demain, les pyrénéens émerveillés découvriront un paysage de neige orangée. Dans quelques semaines, ils commenceront à se dissoudre avec la fonte des neiges, imprègneront cette terre et ces eaux souterraines d’un subtil parfum venu du Sud.

Je suis encore du voyage mais mes forces s’affaiblissent. Je suis engourdie, par le froid, l’épuisement et l’ivresse du voyage accompli. L’aube naissante me surprend et j’y vois comme un signe : ma route s’achève ici. Je salue ceux qui continuent et lentement, je me laisse tomber avec d’autres compagnons. Le vent nous dépose avec délicatesse sur cette terre inconnue qui m’offre son hospitalité. Avant de fermer les yeux, j’aperçois une dernière fois le nuage orange qui poursuit vers le Nord. Et je m’endors, ivre de fatigue et de bonheur.

Moi, minuscule, infime, petit grain de sable du Grand désert du Sahara, j’ai accompli le plus grand des voyages pour venir mourir ici, en terre de France.

myriam