Destination : 20 , Sens interdit(s)


Connu, pas reconnu

Ce matin-là, la grisaille du temps, des gens et des bâtiments pèse lourd sur son humeur. C'est l'heure où chacun s'achemine vers son lieu de travail. Elle se rend au laboratoire qu'elle dirige à l'hôpital.

- Ah, Madame Goupil, bonjour ! Je voulais vous proposer demain à 17 heures. Vous êtes disponible ?



L'air embarrassé, elle sort de son sac un minuscule agenda, le consulte et acquiesce. Après l'avoir remerciée, son interlocuteur s'éloigne prestement. Sur la page du trente du mois, elle écrit « réunion », oui, mais réunion où, avec qui ? Il l'a interpellée par son nom de famille et l'a vouvoyée. Ils sont légion à le faire à l'hôpital. Consacrer, une partie de la journée à jouer au détective, quelle inutilité, quelle absurdité !



En pénétrant dans le sas de l'entrée, elle heurte une jeune femme engagée en sens inverse qui lui lance un bref « Salut ! Je suis pressée » et disparaît aussitôt. Trop rapide pour la reconnaître. Une infirmière de nuit, peut-être.



Son bureau, son labo représentent pour elle des endroits familiers, des havres de paix où chaque chose et chacun a sa place, où elle se sent bien. Elle connaît ses collaborateurs et les apprécie. Mathieu, son bras droit, qui n'ignore pas ses travers, l'aide à circonscrire le champ de son investigation en lui prodiguant un conseil judicieux. Il est sûr qu'il existe un trombinoscope au service du personnel. Un trait de génie. D'ailleurs, elle a un problème à exposer au chef du personnel. Elle se saisit d'un dossier et la voilà partie dans l'autre aile de l'immeuble. Il faut que je dise à Monsieur., trou noir, Monsieur comment ? »



Elle frappe à la porte et passe la tête. « Oui, Madame Goupil, je peux vous être utile ? ». Elle aimerait savoir s'il y aurait une liste des membres du personnel ou tout au moins des responsables hiérarchiques avec photos à l'appui. Effectivement, au secrétariat. Elle en oublie de défendre la cause de sa laborantine. Dans la pièce d'à côté, on lui tend le précieux recueil, elle le feuillète, le refeuillète ; enfin, elle voit ce visage émacié, ces épais sourcils, surtout ce point de varicelle sur le front. Son nom ? Jean-Luc Roblet ? En petits caractères, sur la ligne du dessous, elle lit « Chef du personnel ». Une pierre en lui tombant sur la tête n'aurait pas plus d'effet que ces trois mots. Ebranlée, elle sort sans rien dire. Elle vient de rencontrer cet homme deux fois en deux heures ! Peut-on encore la prendre au sérieux ? Au fait mais oui, elle a rendez-vous le lendemain à 17 heures avec Roblet à sa demande pour tenter de le convaincre d'embaucher Marie-Ange. Ouf ! elle s'en tire bien, sa bonne étoile l'a empêchée d'évoquer le sujet et l'a sauvée du ridicule. Elle reprend son lot de tâches qui l'absorbent et ne songe plus à l'incident de la matinée.



Le soir, au coin de sa rue, un petit groupe d'adolescents la salue. Elle répond d'un sourire, les dépasse, provisions à la main. Elle entend un pas précipité derrière elle, elle pousse la porte du hall.



- Maman, maman, tu ne m'as pas vue ?



Elle bafouille une excuse. Cette fois, c'est sa fille Anna qu'elle n'a pas reconnue. Son découragement est à son comble, des larmes lui embuent les yeux lorsqu'elle range ses courses et prépare machinalement le repas.



- Bonsoir, chérie, ça va ?



- Non,



répond-elle à son mari en s'effondrant dans ses bras.



D'une voix entrecoupée de sanglots, elle lui raconte cette journée particulière (particulière, elle n'est est pas certaine), où elle a été incapable de reconnaître trois personnes dont sa propre fille. Lui ne peut se retenir de sourire puis de rire de bon cour. Elle est décontenancée, le rire la prend, elle rit, elle pleure, elle rit de plus en plus. Après tout, elle est distraite, elle n'est pas physionomiste, bon et alors ?



Danièle