Destination : 29 , Rimbaud en carte postale.


Ce jour-là

Ce jour-là, le calme était entier. La lumière était grise mais au-delà de la grisaille une blancheur venait jouer à cache-cache avec les nuages. L'orage et la pluie n'étaient peut-être pas loin, mais à l'instant précis où l'image fut prise, la paix et le beau semblaient éternels, prêts à vouloir rester au-dessus de l'humanité jusqu'à la fin des temps.





Le photographe craignait de trop attendre. Et si d'un coup le soleil arrivait dérangeant cette impression que tout était en suspension entre le réel et l'irréel, la sérénité et le tumulte, la vie et la mort, le beau et le laid. Angoissé, le photographe voulait appuyer sur le déclencheur mais il se demandait si le mieux n'allait pas arriver juste au moment où il devrait rembobiner, perdant ainsi tout de cet instant qu'il ressentait unique. Impalpable, une sensation en lui indiquait que quelque chose de grave se préparait. Et pour lui, une image grave était une image vraie, une image belle.





Mais le ciel restait entre « tout ». L'irréalité avait pris possession en terme de lumière, de ton, de texture, au-dessus et dans la ville.





Le photographe cadrait. Le ciel bien évidemment devait prendre le plus de place possible dans l'image mais l'homme voulait une photo cinématographique. Il fallait du mouvement, alors il allait prendre avec le ciel, un bout de ce vieux pont qui séparait l'ancienne ville de la nouvelle et il espérait que des gens marcheraient sur ce pont. Ainsi dans la sérénité, il y aurait des hommes en mouvement. L'artiste était ravi de sa trouvaille. Il observait le ciel, toujours la peur au ventre, et portait maintenant son attention sur les gens nombreux qui passaient sur le pont.





Par chance, c'était l'heure de pointe. Une multitude de jambes traversaient les deux parties de la ville pour aller rejoindre un nid familial, un appartement de célibataire, un groupe d'amis dans un café, un travail de soirée ou de nuit ou pour simplement se déplacer ou marcher.





Une femme étonna le photographe. Son zoom lui permettait de déceler derrière le masque froid de son visage la beauté. Elle portait un grand imperméable et un petit escabeau. Plus près d'elle il aurait entendu le bruit sec et ferme de ses escarpins sur le bitume. Il observait la finesse de ses chevilles et l'incroyable régularité de sa marche. De sa vie, il n'avait jamais vu un être mettre un pas devant l'autre avec un rythme aussi parfait. Cette perfection en mouvement à l'intérieur du calme de la lumière : l'ensemble serait incroyable, la photographie serait parfaite.





Il fallait régler vite le tout. Le ciel devait être net, alors que le mouvement de la femme devait être assez flou pour évoquer le mouvement, tout en étant assez clair pour suggérer la perfection.





L'homme était un professionnel. Juste après le milieu du pont il appuierait sur le déclencheur. Il ne devait plus bouger, plus rien ne devait le perturber. Il attendait le milieu du pont et à trois il enfoncerait son doigt sur le bouton.





1- La femme marchait au même rythme mais elle mit l'escabeau à terre. Ses yeux verts brillaient.



2- Elle monta dessus. La carnation de la peau de son visage était pure et blanche comme de la porcelaine.



3- Elle sauta. Ses lèvres rouges et pulpeuses s'entrouvrirent légèrement.





Le ciel, ce jour-là, était calme. La lumière plongeait la ville dans une sérénité quasi irréelle et la femme sur l'image se jetait dans un mouvement parfait au-delà du pont.





L'artiste ne pouvait s'empêcher de trouver l'image belle, vraie et juste. Même si à l'intérieur de son appareil une petite larme coulait, une toute petite larme.

Karine