Destination : 65 , Déclic


QUAND JE SERAI GRAND

J’ai cinq ans. Maman me raconte l’histoire du petit Poucet puis me souhaite une bonne nuit. Et dans le rai de lumière qui grandit les ombres de ma chambre, l’ogre apparaît, armé de son grand couteau, et il tâte les têtes blondes. Mais je n’ai pas peur car le Petit Poucet, c’est moi. Et je suis très fort et très courageux. J’enfile mes bottes de sept lieues et je sauve mes frères et on retrouve nos parents et tout finit bien. Et tant pis pour les sept filles de l’ogre, c’est comme ça, c’est la vie, on ne peut pas sauver tout le monde à cinq ans, même si c’est des filles et qu’on est un garçon et que normalement on doit sauver les filles quand on est un garçon. Aujourd’hui à l’école il y avait une nouvelle. Elle ressemble à Boucle d’Or et elle s’appelle Sylvie. Je l’aime bien. Demain je lui donnerai un malabar.

J’ai dix ans, maman vient m’embrasser sur le front et elle éteint la lumière. Et là, dans l’obscurité, je suis Zorro, le cavalier qui surgit de la nuit et qui ne tombe jamais de son cheval, je suis Robin des Bois qui vole les riches pour donner aux pauvres, je suis le prince charmant qui traverse les ronces sans pleurnicher, terrasse le dragon et monte en courant les trois mille marches du donjon pour réveiller la belle au bois dormant. Mais je ne l’embrasse pas sur la bouche, c’est mouillé. Berk. Je suis Dartagnan-Tous-Pour-Un, je suis Ivano…hé! Je suis Michel Vaillant qui gagne toujours la course, je suis les Chevaliers du Ciel, je suis James Bond qui a une super décapotable et dedans plein de super nanas en maillot de bain… Comme Sylvie à la piscine… Si j’étais agent secret, est-ce que Sylvie me donnerait la main ? Elle donne toujours la main à Bruno quand on se met en rang, ça m’énerve. En plus, Bruno est vraiment nul, il ne sait même pas faire du vélo sans les petites roues. Moi, je sais en faire, et Sylvie, je la sauverai, je l’emmènerai sur mon vélo, euh…non, sur mon cheval blanc plutôt. Loin de l’école. Et loin des Brunos. Et même qu’on ira au bout du monde.
A Paris même.

J’ai quinze ans. Maman râle parce que je m’enferme toujours dans ma chambre avec la musique à fond, et même des fois ça sent l’herbe qu’elle dit. Mais moi devant ma glace j’imite John Travolta et son déhanchement qui fait craquer les filles, je suis David Bowie-Ziggy et nos groupies, je suis James Dean et sa moto et son blouson de cuir rebelle, je suis David Vincent qui traque les envahisseurs mais personne y croit, au petit doigt, je suis l’Homme qui valait trois milliards et ma gonzesse c’est Super Jaimie… Mais Super-Sylvie sort avec cet imbécile de Charles-Edouard. Vraiment, quel nom ridicule. Et ses pulls jacquart en V, ça craint. Tout ce qu’il sait jouer à la gratte, c’est " jeux interdits ". Avec deux doigts. Et elle le regarde comme si c’était Bob Dylan.
Quelle plaie.

J’ai vingt ans. Avec Sylvie, on a trouvé un petit deux-pièces. On a même un balcon. Dans les balloches, on se prend pour Led Zep, avec Bruno à la batterie et Charlie à la basse. Le son est pourri mais on y croit.
Et Sylvie me regarde comme si j’étais Jimmy Page.
Même que je joue comme lui.

Laure