Destination : 73 , Chronique d'une fin annoncée.


Thérèse

Thérèse pose lentement l’écouteur sur sa commode Louis XVI qu’elle a ciré avec soin au petit matin. Une larme amère se fraye un chemin dans les rigoles de son beau visage, patiemment creusées par des années de vécu. Son fils aîné vient de l’appeler. Lui qui a connu tant de péripéties, de souffrances, de malheurs dans sa vie d’adulte ! Avec son éternel optimisme et sa perpétuelle soif de vivre, Pierre a voulu avec elle rouvrir les pages de son enfance. « Mon père était dans la résistance ? » lui a-t-il demandé doucement, avec un brin de fierté dans la voix.
Il y a si longtemps qu’elle n’avait pas pleurée. Depuis qu’elle a pris enfin sa vie en main, elle est heureuse. Elle savoure son présent, chaque heure qui passe. Elle aime ces petites choses qu’elle sème dans son quotidien : sa tasse de thé en début d’après-midi, ses parties de scrabbles avec ses amis, son heure d’écoute sur France musique. Elle apprécie ses marches revitalisantes sur le vieux port avec la montée jusqu’au Pharo qui plonge sa vue sur la belle méditerranée. Elle ne se lasse pas de son marché animé à la Plaine, comme de son magasin Terre d’épice où elle a l’impression de faire le tour du monde juste en y entrant faire ses courses.
Pierre a voulu s’entretenir avec elle d’un passé qu’elle voulait effacer, du moins en partie, de sa mémoire octogénaire. Comme beaucoup de femme à son époque, le fil de sa vie ne s’est pas déroulé comme elle l’avait petite fille rêvé. Ses seules grandes fiertés - qui continuent à nourrir son présent-, ses trois garçons, leurs propres enfants et petits-enfants. Non, elle ne veut pas remuer tout ce passé où elle s’est souvent perdue dans l’enchevêtrement de ses pensées, dans ses rêves les plus fous, dans des souhaits cachés au milieu de prières du soir, dans l’ardeur de ses désirs… Mais avant de quitter ce monde, elle a pourtant le devoir de leur transmettre leur histoire. Comment contrebalancer ce devoir impératif, de son bon vouloir bien mérité d’arrière-grand-mère ?!
Thérèse se rafraîchit dans sa petite salle de bain rose saumon. Elle se parfume, redresse son chignon et repique quelques mèches de ses cheveux fins et blancs qu’elle a cessés de teindre du blond cendré qui faisait la renommée de sa jeunesse. En examinant son reflet dans son miroir, elle repense à sa chevelure folle d’enfant, au peu d’attention qu’elle portait à sa toilette pour courir à travers champs, grimper aux arbres, se baigner dans la rivière froide. « Un vrai garçon manqué ! » Ravie que ce beau souvenir léger lui revienne d’une enfance pas très heureuse, avec une maman morte trop jeune et un père autoritaire trop occupé par sa musique.
Sa devise de Mamy d’aujourd’hui : ne cultiver que ses bons souvenirs et enterrer tout ce qui l’a fait souffrir. Mais voilà, mêmes ces souvenirs-là ne lui appartiennent pas, du moins pas à elle seule. Ils font partie de l’histoire sur laquelle se construit tout doucement les générations suivantes de sa famille.
Elle sort la pissaladière qu’elle a mise à cuire au four, ouvre la porte-fenêtre de son petit balcon en fer forgé qui donne sur une courette où son linge parfumé au bon savon de Marseille sèche au rythme du vent marin. Elle arrose ses beaux géraniums d’un rouge éclatant, qu’elle bichonne depuis presque quatre ans. C’est son plus jeune fils qui les lui avait offert pour la fête des mères. Pierre lui a parlé de cette belle photo de mariage, où elle est si rayonnante - que lui a fait parvenir par Internet une grande cousine à la recherche des branches de la famille. Son mariage ? Rayonnante ? Avait-on seulement idée de son état à cette époque-là ? Bien trop jeune, - seize ans, bien trop tôt ! Une fuite en avant, pour une perte sans retour ! Elle n’avait alors pas le courage de se jeter à l’eau et de mettre fin à ses jours avant de devoir dire « oui » à un destin qu’elle a finalement sagement suivi. Ah ! Cette Thérèse qu’elle allure, quelle classe ! disait-on d’elle sur son passage. Il n’y avait que son médecin de famille qui n’était pas dupe et qui s’inquiétait de sa santé et de sa petite mine.
Thérèse repense à Pierre bébé. Son premier enfant, sa délivrance ! Enfin un petit être à soi, si beau, si mignon, si souriant… mais pas le temps de savourer ce doux instant de mère. La guerre éclata avec les bombardements, les caves, les rats, les souris. Pas de lait pour nourrir son petit. Les kilomètres pour aller en chercher auprès de la chèvre d’une amie. Le mari parti dans les camps de travail en Allemagne. La solitude, la peur, les privations comme pain quotidien. La maison familial volée en éclat. Puis, prise sous l’aile de la belle-famille, refuge dans un château fort du Creusot, bientôt occupé par les allemands qui - pas loin de la défaite-, prenaient tout sur leur passage. Son mari résistant ? Oui, c’est vrai, mais ce souvenir est difficile à évoquer de nouveau. Elle repense pourtant à un reportage sur l’Espagne et la période Franco entendu en prenant son café du matin sur France inter. Un vieux Monsieur interrogé par un journaliste s’écriait : « L’amnésie est l’une des pires maladies sociales ! » Elle soupire.
Thérèse introduit dans son lecteur CD, offert pour son anniversaire par ses petits enfants, les suites de Bach interprétées par Rostropovitch. Elle repense avec douceur à son père et sa poigne de fer qui maîtrisait, même à 90 ans passé et malgré sa cécité, parfaitement ces suites sur son propre violoncelle. Elle s’assoit dans son plus beau fauteuil –vestige de ce passé qu’elle a récupéré et fait retapisser. Elle ferme les yeux.
Les images lui reviennent et un goût amer lui monte à la gorge. Par une nuit chaude d’été au château des réfugiés, quelqu’un gratte à la porte. C’est son mari qui s’est enfui des camps en Allemagne. La famille sursaute. Elle a peur. Peur que les allemands le découvrent et s’en prennent à lui …, à eux. Une apparition inattendue qui n’est pas un moment joyeux de retrouvailles, d’estime ou de fierté, mais de crainte, de silence, de colère peut-être…Elle ne sait plus. Cela s’est passé si vite. Il l’embrasse, prend son enfant dans ses bras. Des voix retentissent dans l’escalier. Les boches sont là ! Il doit s’en aller. On lui demande d’attendre la fin des hostilités, de rester caché. Il repart en hâte avec le visage décomposé par la déception. Dans son plus beau jour de gloire, après avoir fui l’ennemi, être entré dans la résistance, avoir pris tous les risques pour retrouver les siens et les surprendre… il est repoussé aussitôt par leur peur comme par l’ennemi. Non ce n’est pas un chapitre glorieux de leur histoire, même s’il pourrait être inscrit dans la Grande. Il doit s’éclipser sur la pointe des pieds, laissant un lourd silence pesant d’interdits derrière lui.
Thérèse attrape son tricot et reprend patiemment la layette qu’elle prépare pour sa dernière arrière-petite-fille. Fièrement, elle sourit à sa grande belle famille qui vit si joyeusement aujourd’hui un peu éparpillée au quatre coins de la France. Elle apaise ses pensées du passé qui ne la feront désormais plus souffrir. Si un de ces fils l’interroge à nouveau, elle sera leur dire des petites anecdotes, des histoires, des beaux petits souvenirs, qu’elle a malgré tout su préserver, voir même cultiver comme un jardin secret tout au long de ces années.

Sabine