Destination : 80 , Monstres !


"Blues for Jess"


« Blues for Jess »

J’étais surtout jeune alors. Parfois très con mais plus souvent triste.
Un assez triste con avec le sentiment de n’avoir pas grand-chose à perdre.
J’avais rendez-vous en fin de soirée dans une boîte naze et chère, avec un type un peu barge que je voyais le plus rarement possible. Une sorte de Nicholson quand il est bien déjanté. Un type barge, cher, mais toujours propre dans les affaires.
Ce mec avait les yeux un peu trop écartés, clairs, nerveux. Il était d’accord pour mourir tôt mais ce ne serait gratuit pour personne, flic ou lascar. Finalement il durait parce qu’il se limitait juste à ses affaires, restait réglo mais pouvait aussi ne pas céder un pouce de terrain quand il le fallait, d’accord pour mourir tôt. Un barge qui me faisait un peu peur.
Triste con j’avais de fait besoin de lui acheter ce flingue.

Une boîte naze et chère, attirant les vagues notables de cette petite ville mais aussi des nouveaux riches, petits patrons et trucs dans ce genre avec quelques hôtesses pas blasées, plutôt gentilles. Des petits bonhommes avec des 4X4 et autres bites à roulettes.
Les vigiles à la porte, de circonstance, assez grands dans l’ensemble, costards, les mains prêtes, doucement croisées devant la ceinture. A la fois discrets et denses. Un soir de semaine j’ai pu entrer, je n’avais pas de baskets.

Nicholson était toujours aussi allumé, toujours aussi cher. On a vite réglé notre affaire et j’ai laissé la petite sacoche au vestiaire avant d’aller m’en fumer un confortable sur le parking. Merde, c’était sympa les épaules de la fille en débardeur, celle du vestiaire, ses épaules et ses seins un peu lourds.
Après le whisky et le pétard, j’aimais bien ce parking avec un peu de vent très doux qui poussait l’enveloppe cellophane d’un paquet de clopes. Un petit bruissement sur le goudron avec le vert et le rose des néons qui s’accrochaient parfois dans le cristal du papier. Et l’odeur en même temps des voitures garées, de celles qu’on entendait filer sur la route, du talus herbeux montant vers le petit bois derrière le bar.
Je voulais retourner un moment dans la boîte, la tension du bizness retombait doucement et ils avaient annoncé le passage de la chanteuse, entre strip-tease et jazz.

Nonobstant cette clientèle de types lourds comme des tanks, si faussement surs d’eux et de leurs thunes, de leurs fringues portées comme des cartes de visite, de leurs chevalières et de leurs montres à un milliard de dollars, nonobstant ces gros tocards épais, je me suis mis à bien aimer cet endroit quand les deux musiciens sont entrés.
J’étais passé en douceur au Gin glaçons et Laurel et Hardy sont arrivés par le côté de la petite scène. Laurel était sec et arabe, Hardy pur fromage avec une moustache un peu Hitler, quelques poils style à la mode autour du menton. Ils sont entrés exactement comme s’il n’y avait personne dans la salle, exactement comme deux gars qui finissent une conversation avant de se faire un petit footing peinard, exactement comme s’ils n’étaient pas cernés par des blaireaux venus caresser les cuisses de filles deux fois plus jeunes qu’eux, deux fois plus fraîches que leurs bobonnes ou leurs grognasses à partouzes. Après tout, n’étais-je pas de moins en moins triste mais encore assez con ?

Hardy s’est posé devant une batterie minimaliste et Laurel a salué sa contrebasse d’un petit hochement de tête avant de la faire pivoter en la tenant par les épaules. Je crois qu’ils ont simplement continué leur conversation, en arrêtant de parler, en se regardant d’un coup d’œil de temps à autres… En fait c’est plutôt les instruments qui papotaient tranquillement, sans paraître soucieux qu’on entende leurs histoires, sans trop lever le ton, n’hésitant pas à se couper la parole, à parler en même temps, comme les blaireaux dans la salle mais sans portables, pas en français : en une espèce de jazz avec des accents latinos. Ca roulait bien, leur truc, ça me donnait envie de m’étirer et de commander une bière fraîche.

Quand je suis revenu des toilettes, Jessica BETH était déjà sur scène. Merde ! Tu parles d’une fille ! Tu parles d’une belle femme je veux dire !
Parfois les femmes très belles me donnent l’impression, vues de loin, de ne pas avoir d’odeur, juste du parfum et pas d’odeur à elles. Cette Jessica, c’est sa voix qui lui donnait son odeur de femme, c’est son chant qui venait se frotter doucement contre mes neurones, un massage profond et lent.
En tous cas les musiciens et la chanteuse se connaissaient bien. Les deux gars faisaient corps mais pas contre elle, juste un peu à côté d’elle, avec une totale précision et sans efforts apparents. Ils pouvaient comme ça, juste l’accompagner, la soutenir pour qu’elle prenne le risque maximal sans tomber de son chant.
C’était bien du jazz mais pas du tout un strip-tease. Plutôt une sorte d’allumage tranquille, un truc efficace dans lequel tout son corps était présent. Tour à tour elle amenait une coloration, une vibration chaude à tout ce qu’elle donnait à voir. Elle donnait tout ça aux blaireaux qui commençaient à remuer, à siffler de temps en temps, à sortir des conneries de mecs. Elle donnait tout ça avec en plus des effluves portées par sa voix. La voix un peu rauque, à peine éraillée de certaines femmes peut carrément me scotcher.
Bien sur elle est descendue un moment dans le public. Elle y est venue plusieurs fois.
C’est toujours la même histoire, je vais, j’entre, je me love, je viens sentir et me faire sentir, je prends, je donne, je te laisse croire en un mélange possible, et puis, d’un coup je me retire et, dans un petit bruit de succion déçue, ton sexe offusqué, doucement se ferme. C’est un peu ce jeu là que jouait Jess à son public de connards… sauf que c’est elle qui avait une grosse queue, et ces veaux ouvraient leurs gueules baveuses.
Elle avait tout de même un sacré métier pour descendre comme ça, foutre la pression à tout le monde, nous rappeler et nous montrer qu’elle était aussi une sorte d’être heureux et chaud. Et brusquement, exactement quand l’envie lui prenait, elle nous plantait là et taillait vers la scène, comme un oiseau s’en va d’un coup d’aile. Je pensais aussi à ces poissons qui se laissent approcher sous l’eau et qui d’un frémissement de nageoire se décalent, juste hors de portée. Elle a joué son jeu un moment et j’entendais les nazes siffler dans la salle, et je les voyais tendre la main ou baisser la tête quand elle s’approchait, quand ils pouvaient sentir son parfum, voir pointer le bout de ses seins, quand elle faisait mine de les attraper dans son écharpe avant de s’en aller à nouveau, infiniment distante tout à coup.
Le fait est que je la trouvais belle et émouvante, funambule tenant son petit monde au creux d’une main, dans l’autre un long blues, pour l’équilibre. Funambule pouvant à chaque instant tomber du fil tenu par les musiciens, tomber du fil et se casser les deux chevilles, comme du verre. J’ai repris une bière, brune cette fois, avec un peu de mousse épaisse. J’ai repris une bière et là, j’ai commencé à bien décoller.

Elle est venue vers moi dans le fond de la salle à un moment. Juste une fois et elle a bien compris ce que lui disaient mes yeux. Elle avait du métier et pouvait comprendre très vite ce genre de signal.
J’aimais bien faire ça de temps en temps à cette époque. Accrocher le regard d’une fille, vite fait, juste pour que se proposent un ou deux messages, une ouverture qui peut se refermer sans drame. Pas trop longtemps, sans chercher la tension excessive ou le malaise, sans faire le lourd. Ca me rendait teigneux, les mecs avec leur drague à deux tonnes. Comme femme, j’aurais volontiers balancé un coup de rasoir dans la gorge d’un de ces « Gino » de merde avec chaîne en or et affligeante certitude que leur petit bout de queue leur donne le moindre droit. Comme mec, je ne supportais pas qu’une femme puisse m’assimiler à un gusse de ce genre. C’est un peu ça que j’ai dit à Jess, vite fait avec les yeux, quand elle s’est approchée de ma table. « Me prends pas pour l’un d’eux Jess ! S’il te plait, déconne pas avec moi parce que, c’est obligé, tu prendras ma chaise sur la gueule »
Elle a bien pigé, elle s’est détournée avec un petit sourire triste et gentil. Merde ! Qu’elle voix infernale ! Elle n’a pas dévié d’un quart de ton durant notre court et intense échange. Ca ne m’aurait pas gêné de lui dire « Je t’aime ».
Je savais bien ce que provoquaient en moi les mélanges avec l’alcool, je savais bien que la soirée n’était pas finie, c’est pour ça que je suis revenu au Gin. Sec.
Elle a arrêté de creuser dans le public, les mecs devenaient chauds et entreprenants, plus bruyants et plus cons. De moins en moins triste, je me régalais intensément de sa musique, de sa danse lente et moite, de son ventre tendu avec un peu de sueur sous le bustier qui lui restait. On s’est regardés avec force à deux ou trois reprises.

Les choses sont allées un peu plus vite après. Jess m’a facilité le travail en venant simplement me voir après qu’elle eût traîné un moment dans sa loge. Elle était en jeans maintenant, bleu sombre, ajustés, sa démarche avait changé, plus directe, un peu brusque. Sa poitrine était restée mouvante mais elle a décroché deux ou trois regards aux mecs qui croyaient que le spectacle avait repris… Deux ou trois regards comme savent en avoir certaines femmes et qui ramènent une bite à sa juste place de petite chose fragile. Jess est venue à ma table, elle tournait le dos au reste de la salle qui nous a vite ignorés.
C’était calme entre nous maintenant, paisible. « Perrier tranche » pour elle et « Gin Fizz pour moi. « Gin Fizz » sur jeans et jazz, bulles de musique autour du tissus qui la serre, pétillement délicat qui amène l’alcool au cerveau.
On ne parlait guère, sachant bien pourquoi on était là maintenant, et son pull noir ouvert en un V profond bougeait doucement devant mes yeux. Elle m’a souri encore quand je lui ai proposé qu’on sorte, sa bouche était douce, pleine, un peu sucrée. Nos dents se sont cognées doucement.
J’ai récupéré ma sacoche au passage, il n’y avait personne dehors, derrière le bar. Debout, j’étais tendu contre ses fesses et ma poitrine battait entre ses omoplates, ma main gauche prenait le pouls, la densité et la chaleur de ses seins tour à tour. Elle respirait profondément contre moi.
J’ai reculé d’un pas, elle a eu un petit « ho ! » surpris quand ma première balle lui a traversé la tête. Je suis toujours fasciné par le cri étouffé du silencieux sur un flingue.
Dans la voiture j’ai enlevé ma perruque. J’ai joui intensément, douloureusement dans mes mains, j’étais triste à nouveau. J’ai fais le numéro programmé sur le portable. « Laisser sonner quatre fois, raccrocher, contrat exécuté… »
Triste avec le sentiment de n’avoir pas grand-chose à perdre.

Zéfirin KOPEC

zefirin kopec