Destination : 7 , Objet banal mais capital.


L'histoire de M Rocaille

Mr. Rocaille était jeune, riche et beau. Chaque
personne qu’il rencontrait, et il en rencontrait bien
beaucoup, il la comparait avec lui-même ; cela avait
pour résultat un sourire de satisfaction sur ses
lèvres, parce qu’il se trouvait meilleur que la
personne en question. Peu à peu, les jours et les
semaines passant, il supprima l’étape de comparaison ;
chaque personne qu’il rencontrait, il la méprisait
automatiquement, car il était sûr d’être meilleur
qu’elle.

Un soir, en sortant de sa cinquante deuxième
voiture orange dont le chauffeur tenait la portière,
il voulut faire son entrée majestueuse dans la salle
de l’Hôtel Brillantissime où il y avait une réception
en son honneur ; il mit un pied droit sur le tapis
mauve qui allait vers l’entrée, quand une dame un peu
courbée, qui s’appuyait beaucoup sur sa canne, le
bouscula. Mr. Rocaille la regarda de travers ; il vit
qu’elle ne pouvait être l’une des invitées ; il la
bouscula donc, à son tour, en fronçant terriblement
les sourcils. Une fois par terre, la dame s’assit en
tailleur. Elle mit sa canne sur les jambes, et regarda
Rocaille droit dans les yeux. Si Rocaille ne la
méprisait pas, il aurait eu peur de ce regard. La dame
lui dit, d’une voix trop jeune pour être celle de son
apparence : « Sache, Rocaille, que l’orgueil te
pourrit le coeur ; il en reste cependant une petite
partie intacte ; à partir d’aujourd’hui, tu ne pourras
jamais plus manger à ta faim, à moins de passer toute
une journée en étant tout à fait humble. Si tu réussis
cet exploit, le charme sera rompu. » Elle disparut.
Mr. Rocaille écarquilla les yeux. Le chauffeur lui
demanda : « Vous sentez-vous bien, monsieur ? » Mr.
Rocaille hésita, puis lui demanda si lui aussi ne
voyait plus la dame. « Quelle vieille femme, monsieur
? »

A partir de cette soirée, Mr. Rocaille ne put
prendre que trois bouchées, trois fois par jour. Il
commença à maigrir, ce qui n’était pas mal, mais
ensuite, il commença à prendre des airs de malade.

Un jour, il se regarda dans le beau miroir
richement décoré de sa chambre. Il vit qu’il y avait
des pommes sur le cadre. Son image était bien triste.
Il sortit de la chambre. Il sortit de la maison, tout
seul. Il sortit du quartier. Il alla se promener dans
la petite rue des acacias, où il avait joué il y avait
des siècles avec sa petite cousine Rose. Il y vit un
jeune homme qui marchait d’un pas décidé, un sourire
sur les lèvres. Il se dit que ce jeune homme était
bien beau. Il vit une petite fille qui sautillait, et
sa mère qui avait à la main un panier de roses. Il se
dit que cette dame était bien riche. Il vit un vieux
monsieur bien droit qui faisait un cours d’histoire à
un petit garçon. Il se dit que ce vieux monsieur était
bien jeune. Il ressentit quelque chose qu’il ne
reconnut pas, d’abord. C’était un profond respect
envers les autres. Ce fut à cet instant précis qu’il
entendit quelque chose se briser en lui. L’instant
après, tout son être se remplissait de calme. Et
l’instant après, il s’aperçut qu’il avait très
faim…très très faim…et il sut qu’il pourrait manger à
cette faim.

Cécile, le cordon bleu, soupira en secouant la
tête, quand elle comprit ce que Henri lui disait : Mr.
Rocaille demandait qu’on lui prépare une purée de
pomme de terre, et rien d’autre, mais assez pour
remplir une grande assiette, parce qu’il voulait bien
manger ce soir. Cécile savait bien que Mr. Rocaille ne
pouvait dépasser trois bouchées, et se prit à être
profondément navrée. Henri voulut servir Mr. Rocaille.
Mais il ne comprenait pourquoi la grande louche
refusait de se vider dans l’assiette de Mr. Rocaille.
Mais lui avait son idée, il demanda à Henri de changer
son assiette de fine porcelaine avec un bol en terre
cuite. La cuillère remplit le bol. Mais Mr. Rocaille
ne pouvait en prendre la moindre fourchette. Il
demanda à Henri s’il n’y avait pas, à la maison, une
quelconque fourchette sans prétention. Henri se
souvint d’une fourchette aux dents inégales, qu’il
n’avait pas jetée parce qu’elle lui donnait
l’impression de toujours sourire. Mr. Rocaille pris
trois bouchées, puis une quatrième. Cécile et
Christine, la femme de chambre, s’embrassèrent en
pleurant. Mr. Rocaille finit son bol, et en prit un
autre. Henri vit par la fenêtre Victor, le chauffeur,
qui dansait à la russe dans le jardin. Lui-même
n’était pas conscient de son énorme sourire réjoui.
Mr. Rocaille lui dit, une fois le repas finit, qu’il
voulait placer ce bol et cette fourchette dans un cube
de verre, et qu’il voulait dessus une plaque en argent
avec une inscription….il ne savait trop quelle
inscription…une brise entra dans la salle et lui
chuchota à l’oreille… « Souvenir de la fée ta marraine
».

Jean G