Destination : 94 , " "


Ma vie en négatif


Ca a commencé comme ça, je crois. Un foutu rêve. Vertige, perte d’équilibre, chute sans fin, comme un avion sans aile, espace étiré, fumée diaphane devant les yeux, temps décousu, écho assourdissant de mon cri muet. En bande son, cette chanson idiote, qui peut faire de la voile sans vent, qui peut ramer sans rame. Pas moi. Je tombe. Cabossé. Ca fait mal.
J’aurais dû y prêter attention. Mais je suis dans une mauvaise passe. Tête vide, concentration à trous, lacune de la pensée.
Je capte rien.

Plus tard, l’atelier nu. La lumière caressante pour seul décor. Deux pellicules entières, rien que pour elle, sous toutes les coutures. Trente six poses fois deux. Soixante douze de mes regards épris sur sa peau. L’objectif totalement subjectif, avec elle, je peux pas autrement. De la virtuosité dans les angles de vue, malgré l’amour. Un vrai pro, le Ducreux, quand même ! Développé les films avec les précautions d’usage. Je ferais ça même les yeux fermés.
Ils sont vierges. Tous les deux. Aucune trace. Pas le moindre grain. Rien. Nada. D’habitude, je sais faire. Là, c’est pas comme d’habitude. Faut toujours une première fois…
J’ai rien compris.

Ce matin, j’ouvre les yeux. Je sais déjà. Je l’ai senti. C’est l’évidence, le lit est froid. Vide. Désert. Moi, je compte pas. Un triple zéro.
Faites comme si j’étais pas là.

Hier matin, déjà, et même avant, le lit était froid. Vide, genre dimanche d’hiver. Je suis resté couché. Vertige. Buée sur les lunettes. Même si j'ai pas de lunettes. Goût de rêve amer. Je zoome sur mes souvenirs. A la surface de ma mémoire, y a que des faux plis. Mon objectif est plein de poussière. Je souffle, elle se redépose.

Levé une fois, deux, un café. Dessoûler. J’ai pourtant pas bu. Plus tard, un verre d’eau. Rien mangé, le frigo est désert. Mais j’ai pas de creux au ventre, rien qu’une boule dure. Recouché tout de suite.
Je comprends pas.

Parfois, je crie. Plusieurs fois. Bizarre, je m’entends de l’extérieur. Le son a l’air saturé. Quelqu’un crie « Léa !». Fort. Elle s’appelle Léa.
Pas de réponse. Néant.
Chez Jules, le petit voisin, ça crisse. Il connaît que les cordes à vide. Faites-le taire, quelqu'un.
Je hais le violon.

Sur mon répondeur, des messages. Ca déborde, ça sature. Mon patron, énervé, de plus en plus énervé, plusieurs fois. Le reportage chez Mammouth, on t’attend pour partir, qu’est-ce que tu fous, merde. Putain, ça vient ou quoi. Des paroles vides de sens. J’arrive pas à comprendre ce qu’il dit. Qu’est-ce que tu glandes encore. J’aime pas le encore. J’aime pas le merde, j’aime pas son putain. Je décroche pas. Aux abonnés absents, le Ducreux. Manque à l’appel. Faites pas chier. D’abord, photographier la laideur, pour quoi faire. Ca vous suffit pas comme ça. Y en a pas assez. Dans ma tête, là oui, y a de belles images. De Léa, ma femme solaire. Elle est flamboyante, j’en ai mal aux yeux. Mémoire irisée, minuscules variations de lumière. Elles me suffisent. Je me les garde. Vous, prenez la réalité, je vous la laisse. Elle est moche. Irrémédiablement. Comme un shopping center.
J’ai envie de gerber.

Ma vie glisse. Je le sens. Sur la table de nuit, un portrait en négatif. C’est moi, ça ? Là où y avait du noir, noir, c’est noir, y a du blanc. Autrement dit plus rien, plus d’espoir, plus que dalle. Je suis en creux. Je sais, ça fait mauvais jeu de mot. Mais c’est comme ça. Je suis absent. Fissure dans le mur d’en face. Faudrait replâtrer, recadrer, mettre au point, nettoyer encore l’objectif…
Que l’image soit nette, enfin, bordel !

Je regarde le grand miroir, en bas du lit. Celui pour voir nos doubles, quand je la prends. J’aime ça. Elle aussi. Intimes, étranges. Avec les meubles, et les photos au mur, on dirait un Vélasquez. Je comprends pas ce que je vois. C’est flou. Il y a plus de meubles. Sur un drap bleu, un naufragé. Il dérive sur la ligne d’horizon. Avec une voile, mais sans vent. Pourtant, il souffle dru, le vent, les haubans pleurent.
Le mât menace de s’arracher.

Je regarde le miroir. Flash ! Elle est là. Nue. Offerte. Elle est revenue.
Je chante. Là, Léa, Léa est là, la la … Nulle, la chanson.
Me sens très con.

Je dis doucement : « T’ai pas entendue rentrer. T’étais où ? M’inquiétais. »

Elle répond rien. Quelque chose cloche. J’ai l’oeil, un détail cadre pas. Le corps zébré par la tonnelle. La tonnelle, c’est ailleurs. Il n’y a pas de tonnelle, ici. Je suis formel.
Je pivote dans le lit, un quart de tour. Je contrôle la situation. Je nous vois. Elle m’étreint. On se la joue Baiser de l’Hôtel de Ville, version sauvage. Elle adore ça. Je l’aime, c’est tout.
Elle est contre moi, je respire son odeur. Mais je sens rien. Pourtant, j’entends le violon. Et le téléphone.
Encore mon patron. Un peu plus poli. Plus de merde putain. C’est pas normal, où tu es.
Je peux pas lui répondre.
Je suis pas là.

Dans le lit, il y a que Léa. Et elle décroche jamais quand c’est pour moi.



Christine C.