Destination : 96 , Mac Guffin littéraire


Le choix des marches

Monsieur est mort. La police est venue l’annoncer à Madame, ce matin. Madame a failli s’étrangler en avalant son dernier bout de croissant. L’inspecteur s’est précipité pour le lui faire cracher. Le morceau semi mastiqué a atterri sur ma figure quand j’ai surgi dans la pièce, à cause du bruit de chaise renversée. Monsieur est mort. Il est décédé cette nuit, dans les bras d’une prostituée. Madame soupire. Même dans son trépas, il ne lui aura rien épargné. Après le départ du policier, elle me demande de garder la confidentialité. Je dois me taire sinon je serais congédiée. Je jure fidélité et je me précipite chez la cuisinière, emportant la tasse de thé tiédi et le haché de la viennoiserie. Dès mon entrée dans la cuisine, Marie-Rose annonce qu’elle préparera des saucisses pour le déjeuner. Monsieur adore le cochon. Le vicieux était un peu cannibale, pensé-je en grimaçant. Il ne mangera plus grand-chose aujourd’hui, murmuré-je entre mes dents. Marie-Rose me regarde du coin de son œil gris. Elle devine à mes yeux fuyants que je garde un secret. Marie-Rose a du flair, elle est cuisinière. Je suis si bavarde habituellement que mon silence dévoile plus qu’il ne tait. Ma langue s’agite entre mes dents. Mes lèvres s’engourdissent. Elles ont toujours besoin de battre la mesure sur les « on dit ». Aujourd’hui, plus qu’une rumeur, un drame sévit. Monsieur est mort. Tenant l’épaule de Marie-Rose, je délivre mes lèvres endolories par une grande inspiration tout en fixant le regard de la cuisinière, quand Madame m’appelle au salon. Je sors, ennuyée et la bouche à nouveau cousue serrée. Je n’ai pas eu le temps de déblatérer mais Marie-Rose attend désormais.
Dressée tel un château de sable prêt à s’effondrer à la prochaine marée, Madame m’ordonne de me rendre chez la traînée. Je dois la payer pour qu’elle se taise et récupérer les affaires de Monsieur, s’il y en a. Accablée, j’obéis. Je n’aime pas ce coin de la ville. Germain, le jardinier, m’accompagne dans le quartier mal famé. Il m’attend au bas d’un immeuble puant la pisse et le moisi pendant que je monte un escalier sombre et craquant sous mes pieds. D’ailleurs, je préfère ne pas regarder, j’escalade la crasse. Titine habite au troisième. C’est une jeune fille au teint laiteux. Ses cheveux blond vénitien descendent comme une flèche en direction de ses hanches, frôlées par la pointe chevelue à chaque balancement. Mes yeux se posent sur la cible, qu’elle a ferme et rebondie. Tout d’abord, envieuse d’un tel appât pour les hommes, je me rappelle, ensuite, sa fonction. Avec mépris, je lui tends l’enveloppe de Madame et lui expose la raison de ma visite. Elle saisit l’argent et compte les billets dans un coin pendant que j’examine la chambre aux senteurs brouillées. Un lit défait, une table de nuit brinquebalante, et des vêtements sur un fauteuil enseveli ; rien d’extraordinaire, rien de quoi choquer ma vertu. Déçue, je reviens sur ce visage angélique qui ne cesse de compter. Elle ressemble à…non, c’est ridicule. Comment puis-je les comparer. Mais c’est pourtant vrai. Elle a un air de ma sœur, un aspect vulgaire de Joséphine. Elles auraient le même âge, j’en suis sure. Jamais Joséphine ne se serait prostituée, moi, je l’en aurais empêchée. Titine range les billets dans sa table de nuit et en sort une petite boite en bois que j’avais déjà vue dans la chambre de Madame. Elle me la tend. Elle m’explique qu’elle a oublié d’en parler aux policiers parce que Monsieur l’avait laissée depuis un mois, déjà. Il lui avait demandé de la garder. Choquée, je prends l’objet et je quitte la chambre sans la saluer. Dans l’escalier, poussée par ma curiosité, je tente de l’ouvrir. La fermeture résiste jusqu’à ce que je la tape contre la rambarde poisseuse. Devant tant de brutalité, le loquet fléchit et se détend, laissant mon pouce le soulever docilement. Des pierres s’amoncellent à l’intérieur - Des dizaines de pierres - rouges, petites, il y en a une bonne poignée. Il y a une fortune. Je dois ramener ce trésor à Madame. Je dois lui rendre son objet, à moins que.... Il y en a suffisamment pour monter à Paris, pour essayer une autre vie. Je referme la boite, ce n’est pas raisonnable. Je reprends la descente. Quand le visage de cette petite, au corps si frêle, me gifle la figure au second palier. Elle ressemble à Joséphine. La catin mourra elle aussi d’une maladie ; mais une maladie d’hommes certainement ; la syphilis ou une dont je ne connais pas le nom. A moins qu’elle se retrouve inerte dans un caniveau, bafouée par ces anciens habitués. Un peu de chance lui ferait du bien. A elle, à moi, à nos vies de chiens. Elle ressemble tant à Joséphine. De quel remerciement me gratifiera Madame de lui rapporter ce butin ? Quelle récompense donnera-t-elle à la putain ? Comme d’habitude, peu de mots, beaucoup de dédain. N’est-ce pas le moment de changer nos destins ? Le seul moyen envisageable, je le tiens, aujourd’hui, à l’instant, et plus pour longtemps. J’explore l’entrée de l’immeuble où Germain attend. Sa cigarette se consume à la vitesse d’un sablier. Bientôt, il montera voir ce que je fais. Par la porte béante du rez-de-chaussée d’où il jette ses cendres, les sons de la rue remontent, comme des appels à la sagesse. Je ne suis pas une voleuse. Opportuniste, peut-être. Titine, poursuivant sa médiocrité, ne saura jamais ce qu’elle a loupé. Moi, je saurais.
La porte d’un appartement sur le palier s’ouvre brusquement. Un homme colossal et peu habillé se plante devant moi. Il me demande, irascible, si je cherche quelque chose. Tremblante, je cache la boite derrière mon dos.
- C’est bon, j’ai trouvé, bredouillé-je
Je reprends la voie de l’escalier.

cathy-laure