Destination : 138 , Sportez-vous bien


LA COURSE





« On fait la course ? » MATTHIEU inclina vers la droite sa grosse tête. Cela signifiait qu'il réfléchissait.

La pluie venait de débarbouiller vigoureusement le ciel et la terre. Un soleil coquet s'installait précautionneusement. Des chants d'oiseaux l'encourageaient.

MATTHIEU pensa que c'était un bon moment pour faire la course. Il remonta légèrement vers la gauche sa lèvre supérieure. Ce drôle de sourire disait « D'accord ». Le grand BASTIEN adorait défier MATTHIEU. C'était une proie si commode. « Vas-tu cesser de tourmenter ce malheureux handicapé! » s'entendait-il répéter par les villageois. Invariablement, il prenait un air innocent et répondait avec un ton de franchise décourageant : « Mais c'est mon copain ».



Le grand BASTIEN ouvrit la main : « J'ai choisi celui là. Il se promenait, mine de rien, sur les choux de mon potager. Mon cochon ! Il repérait les meilleures feuilles. »

Le grand BASTIEN, en fieffé tricheur, donna quelques longueurs d'avance à son gastéropode flamboyant. Fort de son prestige inné, le futur vainqueur sortit des antennes fureteuses puis, ne trouvant pas l'endroit assez convenable pour une prestation, les rentra prestement. Le grand BASTIEN avait beau l'encourager, le secouer, le titiller avec une herbe, rien n'y faisait. Pendant ce temps, l'avorton palot s'acheminait avec conviction vers le modeste trophée végétal. MATTHIEU admirait la trace irisée que son mollusque dessinait sur la pierre grise. Lorsque le grand BASTIEN comprit que l'escargot de MATTHIEU allait gagner sans aucune contestation possible, il saisit rageusement les deux compétiteurs et les écrasa impitoyablement sous ses lourdes bottines. En évitant de croiser le regard de MATTHIEU, il lança en s'enfuyant : « C'était vraiment con ton idée de course. »

MATTHIEU écarquilla les yeux. Il n'avait jamais vu d'escargot si gros, si beau. Une coquille jaune et brune avec des anneaux noirs. Il était presque aussi merveilleux qu'un papillon. « Et toi ? Fais voir ton champion ? » MATTHIEU sortit de la poche de sa vieille veste sans forme, cadeau usagé d'un aîné, une boite d'allumettes percée de petits trous. Il l'ouvrit lentement en tirant la langue tant le geste était méticuleux et montra le contenu au grand BASTIEN qui éclata de rire. Posé sur un morceau de feuille de salade, un minuscule escargot à la coquille pâle dormait. « On peut dire que tu sais les choisir ! » se moqua encore le grand BASTIEN, puis il indiqua la grande pierre plate de l'ancien lavoir parcourue, par endroits, de vifs ruisseaux d'or et d'argent. « Ils partiront de là et celui qui sera le plus prêt de cette ligne aura gagné. D'accord ? » Il traça deux traits à la craie blanche. MATTHIEU acquiesça à sa façon. Il plaça son champion avec amour sur la ligne de départ et mit sur la ligne d'arrivée le morceau de feuille de salade aux contours flétris.



MATTHIEU resta figé quelques instants dans une interrogation douloureuse puis, peu à peu, sa lèvre supérieure dessina un sourire de pardon, d'apaisement, de détachement. Il chercha sa boite d'allumettes à trésor et y remis le morceau de feuille de salade.

A cloche-pied, en sautant, en zigzaguant, il se dirigea vers le potager du grand BASTIEN ou l'attendait, c'était certain, un futur champion encore plus merveilleux qu'un papillon.



FIN

EVELYNE W