Destination : 145 , Fées d'hiver


N'IMPORTE QUEL TRAVAIL

Je m'étais décidé à prendre n'importe quel travail à n'importe quel salaire. Je n'en pouvais plus ! Assez des sempiternelles lettres de motivations, des usants rendez-vous au Pôle Emploi, des cohortes de ridicules stages de formation ! Pour couronner le tout à force de tout rationner, je commençais à avoir faim. Avoir faim à vingt huit ans ? Parfaitement ! Pas la peine d'être africain ou indien pour crever de faim. J'étais encore fier et la rage me faisait tenir debout. Je devais en profiter.



C'est à la bibliothèque que je découvris l'annonce : - Urgent – Cherche monsieur éduqué et courageux pour veiller sur une vieille dame, la nuit - .

Pamela, qui s'occupait de la section Beaux Arts et possédait un coeur aussi généreux que ses formes, me prêta son téléphone portable. Elle me cacha dans la réserve de livres afin que je puisse sereinement appeler le numéro qui suivait l'annonce.



Il y a des jours où la chance brille soudainement pour un misérable, coincé entre des rayonnages poussiéreux. Une voix fluette et fatiguée me fixa rendez-vous dans l'heure qui suivait.

J'étais si heureux et confiant que j'embrassais fougueusement Paméla sur les lèvres sous le regard réprobateur d'un lecteur cravaté.



C'était un vieil appartement qui sentait la cire et la bergamote. Des tapis aux couleurs sombres masquaient les sols. De lourds rideaux jugulaient la lumière. C'était tout à la fois apaisant et inquiétant.

Une petite femme sans âge, les cheveux saisis dans un chignon serré, me pria de m'asseoir dans un canapé volumineux. Nous primes le thé. Je souriais en croquant gracieusement ma troisième gaufrette. J'avais l'impression de jouer dans un film anglais des années quarante.



« Ma santé ne me permet plus de veiller la nuit sur ma mère. Elle a épuisé toutes les infirmières à force de lubies. Ma mère a un mauvais caractère en plus, je dois l'avouer, d'être folle ».

Je ne me départais pas d'un sourire que je voulais cajoleur et complice.

« Allons faire sa connaissance ! ».



Les rideaux de chambre écartés, je pu voir « Mère ». Je m'approchais à pas feutrés du lit.

« Il est bien jeune » dit une voix acide.

« Oui, mère, c'est une qualité pour pouvoir veiller efficacement sur vous »

« Il est maigre. »

« C'est vrai. Nous le nourrirons convenablement. »

« Approchez, jeune homme, je veux sonder votre visage ».

Son haleine était fétide mais son regard perçant révélait une étonnante énergie.

« Laissez-nous, je veux lui parler en toute tranquillité. Asseyez-vous au bord du lit ». Je me posais avec la délicatesse d'un chat. Elle me tendit une longue main sculptée par les rhumatismes.

« Une bague se trouve dans le tiroir de la table de nuit. Je souhaite la porter ». Je lui passais la bague sans effort, avec douceur.

« Elle est belle n'est-ce-pas ? Un cadeau de feu mon mari. » J'approuvais d'un mouvement de tête. Je devais la laisser parler. Il fallait qu'elle se livre, qu'elle se confie.

« Vous a-telle dit que j'étais folle? » Je fis signe que non.

« Puisque vous souhaitez jouer l'ange gardien, je tiens à vous avertir qu'un fantôme hante ma chambre ». Je tapotait amicalement son bras. « Je suis d'origine écossaise. Je ne crains aucunement les fantômes. Je vous protégerai ! ». Elle se redressa sur ses oreillers. « Mais je n'ai pas besoin d'aide. C'est avec plaisir que je reçois la visite d'Arthur. Il est mort d'amour à cause de moi. Je lui dois bien cela. »



Comme ce travail allait me plaire : le mystère allié au confort et j'allais enfin manger à satiété !



On me garda. Je fis mon travail de veilleur avec zèle et discrétion. Je devins indispensable. Je prenais le thé avec « Madame » et parlais d'Arthur avec « Mère ». J'avais admis, sans aucune réticence que la chambre était belle et bien hantée et m'étais fermement opposé à ce que monsieur le curé, à grands coups de rituel, chasse l'intrus fantomatique. J'avais d'ailleurs démontré que lorsque la vieille dame portait sa bague, le fantôme nous laissait passer une nuit paisible.

Même dans l'au-delà on savait résoudre élégamment les petits problèmes conjugaux.



FIN



EVELYNE W