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Destination : 263 , Au pied de la lettre

« Tu me fais perdre la tête ! »

Voilà, j’avais encore perdu la tête pour un crooner sans talent qui susurrait des mots d’amour, un samedi soir pluvieux, dans l’arrière salle d’un bar minable.

Oh ! comme j’étais en colère contre moi. Ce maudit besoin de réchauffer ma peur aux flammes vacillantes des mots d’amour. Les trois Martini que j’avais avalés, en le dévorant des yeux, me restaient sur l’estomac.



Donc ma tête était restée là-bas avec son regard énamouré et son sourire béat, sur la minuscule table de formica, tout près du verre à pied ventru, vide, et d’une soucoupe garnie d’un bon pourboire.

Bien entendu une nouvelle tête m’était poussée, comme d’habitude, mais plus fatiguée avec une ride nouvelle au coin de la bouche.



J’avais croisé Céline qui courrait en chantant « T’en as une tête ! » « Oui, je sais » Je me sentais misérable.

Céline, même sans maquillage, était charmante. La vitalité lui poudrait les joues et faisait reluire son regard de Saint Bernard. Sur une carrure d’athlète, elle avait vissé solidement une tête bien droite. Un esprit sain dans un corps sain !

Elle savait parfaitement garder la tête froide même dans le feu d’une passion et jamais elle n’aurait proposé, même pour rire, de mettre sa tête à couper.



Elle m’embrassa sur le front comme le ferait une maman pour un enfant blessé. La fraternité de ce baiser fit pousser une timide fleur d’espoir dans ma nouvelle tête. Je remarquais que le ciel était bleu et que des rayons de soleil cascadaient sur le feuillage d’un marronnier fatigué par l’automne.

Elle essaya encore de calmer ses jambes qui s’impatientaient, puis me quitta en gazelle pressée.



Par le plus grand de hasard, je repassais devant le bar où j’avais perdu ma tête un certain samedi soir pluvieux.

Le barman essuyait sans joie de longs cortèges de verres. Il me fit un signe d’appel de la main.

Un grand garçon voûté, maigre, ce type de maigreur façonnée par l’indigence. De quel pays, qui tanne les peaux, s’était-il enfuit ?

Des trous de toutes grosseurs vérolaient son pull-over. Je me souvins qu’Olivier, qui m’avait fait perdre la tête voici une bonne semaine, m’avait laissé charitablement, en me quittant, un élégant pull-over médaillé d’un crocodile lilliputien hilare. Je le donnerai au barman.



« Vous aviez oublié votre tête » « Oui » « Le patron et le chanteur ont bien rigolé » « je m’en doute ». Ils m’ont dit de la jeter dans le container des recyclables » Je hausse les épaules « Aucune importance. C’était une tête trop folle. Une vraie tête à claque » « Je ne l’ai pas jetée. Est-ce que je peux la garder ? J’aime tellement son regard, il me fait du bien » Il hésita « avec ce regard j’oublie l’humiliation ». Il se remit à essuyer les verres, le visage empourpré. Moi aussi je me mis à rougir. Quelque chose s’affola dans ma poitrine. Oh non ! » Je n’allais tout de même pas perdre ma nouvelle tête …



Evelyne Willey

EVELYNE W