Destination : 188 , Didascailleurs


Une destination tordue, encore une ! Mais si vous êtes là c’est que vous devez aimer cela, au moins un petit peu ! Entrons dans le vif du sujet : les didascalies (rassurez-vous, j’ignorais ce mot il y a peu).
Les didascalies ce sont toutes les indications scéniques ou autres : jeu, caractère des personnages, indications d’action, que l’on trouve dans les pièces de théâtre écrites ou dans les scénarii. (Scénarios aussi est autorisé, mais ne rime pas avec didascalie). Ces paragraphes s’adressent de fait au lecteur ou au metteur en scène, voire aux acteurs. Elles ne sont pas dites dans la pièce ou le film.
Que faire donc ? Il s’agira de s’inspirer du grand Becket* et d’écrire le plus possible en didascalie. C’est-à-dire qu’on passe le plus possible son temps à écrire comment se passe l’action dans un scénario ou une scène en mettant le moins possible de dialogues. On décrit plus que l’on écrit !
On peut jouer avec les didascalies : les acteurs disent des paroles et vivent des actions et les didascalies peuvent tout à fait raconter quelque chose de complémentaire ou de contradictoire. Si ce n’est pas clair, c’est un peu normal, c’est une destination brumeuse : on ne navigue pas toujours sous un ciel limpide.
[JFP] C’est clair ?
Notre capitaine est devant son « ultrabook », souriant, se disant que cette destination va causer bien du tracas à ses matelots. Peu importe, il sait qu’il doit de temps à autre leur proposer des difficultés techniques à résoudre. Il dit souvent qu’il y a une solution littéraire à tout. Au moment où cette pensée le traverse, sa famille allongée dans le canapé, à quelques mètres, regarde bruyamment l’émission à la mode du moment « the voice ».
[Ateliériste] Pas trop.
En lisant la nouvelle destination, Ateliériste pense que JFP propose des trucs sympas sur l’écran, mais qu’on voit bien que ce n’est pas lui qui va s’y coller. Ateliériste aime lire ses mails depuis son bureau- bibliothèque-atelier-de-bricolage-buanderie. Il a acquis de dure lutte cet espace de tranquillité, repoussant ses enfants vers d’autres lieux plus cléments, maintenant sa femme dans un espace plus hospitalier. En attendant, il se demande nerveusement ce qu’il va bien pouvoir faire de cette consigne.
[JFP] Qu’est-ce qui n’est pas clair ?
JFP fait le type sympa, mais en fait, cela l’irrite toujours autant : pourquoi est-ce que les gens prennent l’habitude de geindre autant et de toujours croire que tout est difficile, alors qu’il n’y a rien de plus facile que d’écrire. C’est comme respirer : est-ce qu’on se demande comment respirer ? Non, on inspire l’air dans ses poumons, on s’élance, on commence à courir et sans qu’on y ait réfléchi on se retrouve à courir dans les prés accueillant les premières fleurs du printemps… C’est ça, écrire.
[Ateliériste] Je ne vois pas ce qu’il faut écrire.
Bon, déjà, Ateliériste n’aime pas trop le théâtre, c’est pour lui le meilleur truc pour s’ennuyer ferme ou encore perdre du temps. Quant à lire des scénarios (il n’aime pas dire « scenarii ») il n’a pas le souvenir de l’avoir fait et n’en voit pas trop l’intérêt. Alors écrire sur un truc technique dans le machin… bof ! Lui, ce qu’il aime, c’est de la destination bien claire, par exemple par étapes, où chaque étape est clairement identifiée, où une consigne précise balise le trajet.
[JFP] Ecris ce que tu veux.
JFP trouve qu’il n’y a pas de meilleur conseil à donner à quelqu’un : écrire ce qu’il veut, ne pas se cacher derrière les obligations, les difficultés, les impossibilités. Si une personne se demande ce qu’il faut qu’elle écrive, c’est fichu, puisqu’elle se demande ce que les autres aimeraient lire d’elle. En général, cela ne donne jamais rien de bon. La réponse est toujours en soi, et il y a presque toujours une petite voix au fond de soi qui cherche à dire quelque chose. Il suffit de tendre l’oreille et de ne pas avoir de bruit parasite trop fort qui l’étouffe. S’il n’y a absolument rien, il faut le respecter et accepter de ne rien écrire tout de suite.
[Ateliériste] Merci
Ateliériste n’est jamais satisfait de ce qu’il écrit, il n’arrive pas à écrire ce qu’il veut, c’est pour cela qu’il a rejoint l’atelier, pour trouver sa voie. Il écrit ce qu’il peut et c’est déjà beaucoup !

Ceci n’est pas un exemple parce que c’est un peu hors sujet (ce ne sont pas vraiment des didascalies !), mais ce n’est pas l’essentiel, n’est-ce pas ? Cette prose (petit délire) est bien évidemment purement fictionnelle !
On remarquera enfin que cette destination est l’envers de la destination « 100% paroles » !
http://ailleurs-atelier.com/affichedestination.php?numero=93
Bises à toutes et tous,
JFP
*Dans « Actes sans paroles », 1957, Samuel Becket écrit un « mimodrame ». On comprend mieux qu’il puisse être possible d’écrire du théâtre à 100% en didascalies, de même le scénario d’un film muet pourrait être exclusivement constitué de didascalies. Ce sont des pistes intéressantes.
Sur Becket :
http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/Ens-beckett/ENS-beckett.html#oeuvre
http://www.cndp.fr/crdp-aix-marseille/spip.php?article741&artpage=2-4
Un extrait :

Acte sans Parole I

[ « Acte sans paroles » a été créé le 1er avril 1957 au Royal Court Theatre, à Londres, et repris le même mois au Studio des Champs Élysées, à Paris, avec Deryk Mendel dans le rôle de l’homme.]

PERSONNAGE
Un homme. Geste familier : il plie et déplie son mouchoir.

SCÈNE
Désert. Eclairage éblouissant.
ACTION
Projeté à reculons de la coulisse droite, l’homme trébuche, tombe, se relève aussitôt, s’époussette, réfléchit.
Coup de sifflet coulisse droite.
Il réfléchit, sort à droite.
Rejeté aussitôt en scène, il trébuche, tombe, se relève aussitôt, s’époussette, réfléchit.
Coup de sifflet coulisse gauche.
Il réfléchit, sort à gauche.
Rejeté aussitôt en scène, il trébuche, tombe, se relève aussitôt, s’époussette, réfléchit.
Coup de sifflet coulisse gauche.
Il réfléchit, va vers la coulisse gauche, s’arrête avant de l’atteindre, se jette en arrière, trébuche, tombe, se relève aussitôt, s’époussette, réfléchit.
Un petit arbre descend des cintres, atterrit. Une seule branche à trois mètres du sol et à la cime une maigre touffe de palmes qui projette une ombre légère.
Il réfléchit toujours.
Coup de sifflet en haut.
Il se retourne, voit l’arbre, réfléchit, va vers l’arbre, s’assied à l’ombre, regarde ses mains.
Des ciseaux de tailleur descendent des cintres, s’immobilisent devant l’arbre à un mètre du sol.
Il regarde toujours ses mains.
Coup de sifflet en haut.
Il lève la tête, voit les ciseaux, réfléchit, les prend et commence à se tailler les ongles.
Les palmes se rabattent contre le tronc, l’ombre disparaît.
Il lâche les ciseaux, réfléchit.
Une petite carafe, munie d’une grande étiquette rigide portant l’inscription EAU, descend des cintres, s’immobilise à trois mètres du sol.
Il réfléchit toujours.*
Coupe sifflet en haut.
Il lève les yeux, voit la carafe, réfléchit, se lève, va sous la carafe, essaie en vain de l’atteindre, se détourne, réfléchit.
Un grand cube descend des cintres, atterrit.
Il réfléchit toujours.
Coup de sifflet en haut. Il se retourne, voit le cube, le regarde, regarde la carafe, prend le cube, le place sous la carafe, en éprouve la stabilité, monte dessus, essaie en vain d’atteindre la carafe, descend, rapporte le cube à sa place, se détourne, réfléchit.
Un second cube plus petit descend des cintres, atterrit.
Il réfléchit toujours.
Coup de sifflet en haut.
Il se retourne, voit le second cube, le regarde, le place sous la carafe, en éprouve la stabilité, monte dessus, essaie en vain d’atteindre la carafe, descend, veut rapporter le cube à sa place, se ravise, le dépose, va chercher le grand cube, le place sur le petit, en éprouve la stabilité, monte dessus, le grand cube glisse, il tombe, se relève aussitôt, s’époussette, réfléchit.
Il prend le petit cube, le place sur le grand, en éprouve la stabilité, monte dessus et va atteindre la carafe lorsque celle-ci remonte légèrement et s’immobilise hors d’atteinte.
Il descend, réfléchit, rapporte les cubes à leur place, l’un après l’autre, se détourne, réfléchit.
Un troisième cube encore plus petit descend des cintres, atterrit.
Il réfléchit toujours.
Coup de sifflet en haut.
Il se retourne, voit le troisième cube, le regarde, réfléchit, se détourne, réfléchit.
Le troisième cube remonte et disparaît dans les cintres.
A côté de la carafe, une corde à nœuds descend des cintres, s’immobilise à un mètre du sol.
Il réfléchit toujours.
Coup de sifflet en haut.
Il se retourne, voit la corde, réfléchit, monte à la corde et va atteindre la carafe lorsque la corde se détend et le ramène au sol.
Il se détourne, réfléchit, cherche des yeux les ciseaux, les voit, va les ramasser, retourne vers la corde et entreprend de la couper.
La corde se tend, le soulève, il s’accroche, achève de couper la corde, retombe, lâche les ciseaux, tombe, se relève aussitôt, s’époussette, réfléchit.
La corde remonte vivement et disparaît dans les cintres.
Avec son bout de corde il fait un lasso dont il se sert pour essayer d’attraper la carafe.
La carafe remonte vivement et disparaît dans les cintres.
Il se détourne, réfléchit.
Lasso en main il va vers l’arbre, regarde la branche, se retourne, regarde les cubes, regarde de nouveau la branche, lâche le lasso, va vers les cubes, prend le petit et le porte sous la branche, retourne prendre le grand et le porte sous la branche, veut placer le grand sur le petit, se ravise, place le petit sur le grand, en éprouve la stabilité, regarde la branche, se détourne et se baisse pour reprendre le lasso.
La branche se rabat le long du tronc.
Il se redresse, le lasso à la main, se retourne, constate.
Il se détourne, réfléchit.
Il rapporte les cubes à leur place, l’un après l’autre, enroule soigneusement le lasso et.le pose sur le petit cube.
Il se détourne, réfléchit.
Coup de sifflet coulisse droite.
Il réfléchit, sort à droite.
Rejeté aussitôt en scène, il trébuche, tombe, se relève aussitôt, s’époussette, réfléchit.
Coup de sifflet coulisse gauche.
Il ne bouge pas.
Il regarde ses mains, cherche des yeux les ciseaux, les voit, va les ramasser, commence à se tailler les ongles, s’arrête, réfléchit, passe le doigt sur la lame des ciseaux, l’essuie avec son mouchoir, va poser ciseaux et mouchoir sur le petit cube, se détourne, ouvre son col, dégage son cou et le palpe.
Le petit cube remonte et disparaît dans les cintres emportant lasso, ciseaux et mouchoir.
Il se retourne pour reprendre les ciseaux, constate, s’assied sur le grand cube.
Le grand cube s’ébranle, le jetant par terre, remonte et disparaît dans les cintres.
Il reste allongé sur le flanc, face à la salle, le regard fixe.
La carafe descend, s’immobilise à un demi-mètre de son corps.
Il ne bouge pas.
Coup de sifflet en haut.
Il ne bouge pas.
La carafe descend encore, se balance autour de son visage.
Il ne bouge pas.
La carafe remonte et disparaît dans les cintres.
La branche de l’arbre se relève, les palmes se rouvrent, l’ombre revient.
Coup de sifflet en haut.
Il ne bouge pas.
L’arbre remonte et disparaît dans les cintres.
Il regarde ses mains.
RIDEAU

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