Destination : 299 , Echos en barque


Une fois n’est pas coutume, je vais laisser une autre personne aux commandes du bateau ou de la barque.
C’est Ursula K. Le Guin qui nous propose cet atelier.
J’exagère un petit peu, parce que Mme Le Guin, qui n’est plus aujourd’hui de ce monde, ne m’a aucunement demandé cela. Décédée en 2018, sa disparition est honteusement passée quasi-inaperçue.
Alors, reprenons depuis le début ! Ursula K. Le Guin est une immense auteure, bien connue du monde anglo-saxon et de celui de la SF Fantasy. Récipiendaire du National Book Award pour l’ensemble de sa carrière et de quantité d’autres récompenses (on a longtemps pensé que le Nobel la couronnerait ) elle est l’auteure de Terremer ou encore du cycle de l’Ekumen ainsi que quantité d’autres romans, nouvelles, essentiellement de Fantasy.
Ce qui va nous intéresser ici, c’est son expérience d’écrivain au service d’apprentis écrivains (nous!). En effet, elle a animé de nombreux ateliers d’écriture et a publié un livre reprenant l’essence de son enseignement : « conduire sa barque ».
Livre enfin paru depuis peu dans notre langue et qui est une merveille de conseils, exercices, exemples sur l’art de la narration. Le style du livre est direct, propose de se poser les bonnes questions, de réfléchir, d’aller à l’essentiel et de ne pas tenir pour acquis certaines croyances.

C’est à propos de l’une d’elle que je (ou Ursula) vous propose de travailler.
On nous a tous rebattu les oreilles avec la nécessité de ne jamais faire de répétitions, de chercher un synonyme pour éviter de réemployer un mot…
Mais il y a répétition et répétition. Je m’explique : il y a la répétition qui n’apporte rien, celle qui alourdit un texte, qui est là parce qu’on a mal ou pas relu. Et il y la bonne répétition, celle qui installe un rythme, qui produit un rappel, qui crée un effet voulu.
Comme l’écrit Ursula Le Guin, « la répétition ne se limite pas aux seuls mots ni aux seules phrases. La répétition structurelle tient à l’écho que se renvoient l’un l’autre les événements survenant au cours du récit et que rendent possibles les similarités qui les lient. Cela se déploie dans toute l’étendue d’une histoire ou d’un roman. » […] « Les premiers chapitres de bons nombres de grands romans contiennent une étonnante quantité de matériaux que l’on retrouvera d’une manière ou d’une autre, et avec des variantes, tout au long du livre. Il y a là, entre les répétitions croissantes de mots, phrases, images et événements de la prose, et les reprises et développement d’une structure musicale, une proximité bien réelle et profonde. »

Exercice 1 : répétition lexicale
Ecrivez un paragraphe (150 mots) d’un récit dans lequel vous glisserez au moins trois répétitions d’un même nom, verbe ou adjectif (un mot que l’on remarque, pas un mot invisible tel que était, disait ou faisait).

Exercice 2 : répétition structurelle
Ecrivez un court récit (350 à 1000 mots) dans lequel quelque chose est dit ou fait, et qui se répète ou dont on trouve l’écho dans quelque chose qui est dit ou fait plus tard, peut-être dans un contexte différent, par des personnages différents, ou à une échelle différente.

Voilà !

Oui, je sais, c’est assez différent de la manière dont je vous propose habituellement les destinations, mais vous admirerez la brièveté des énoncés de la maestria Le Guin !
Je me suis retenu de vous proposer des pistes d’exploration, des interprétations personnelles, des prolongements dont je suis coutumier… Pourquoi ?

Pour que vous puissiez conduire votre barque !

Pour ceux qui voudraient lire un exemple littéraire proposé par l’auteure, je vous propose cet extrait de Charles Dickens in « La Petite Dorrit ». (Je vous en ai mis un petit peu plus…)

Chapitre 1
Au soleil et à l’ombre.

Il y a une trentaine d’années, Marseille était un jour en train de rissoler au soleil.

Dans le midi de la France, un soleil flamboyant par un jour caniculaire du mois d’août n’était pas alors un phénomène plus rare qu’il ne l’a été avant ou depuis, à pareille époque. Tout ce qui existait à Marseille ou aux environs de Marseille avait été ébloui par le ciel embrasé et l’avait ébloui à son tour, tant et si bien que cette manie de s’éblouir réciproquement était devenue universelle. Les voyageurs étaient éblouis par l’éclat des maisons blanches, des murs blancs, des rues blanches, par l’éclat des routes arides et des collines dont la verdure avait été brûlée. Les vignes étaient la seule chose dont l’éclat ne fût pas tout à fait insupportable. Penchées sous le poids du raisin, elles daignaient parfois cligner de l’œil, afin de ne pas vous causer un éblouissement continu lorsque la chaude atmosphère agitait presque imperceptiblement leur feuillage languissant.

Il n’y avait pas assez de vent pour former une seule ride soit sur l’eau fétide du port, soit sur la mer imposante qu’on apercevait au delà. La ligne de démarcation entre les deux couleurs (bleue et noire) indiquait la limite que l’océan immaculé ne voulait pas dépasser ; mais l’océan demeurait aussi immobile que l’abominable marais auquel il ne mêlait jamais ses flots. Des canots que ne protégeait aucune tente étaient trop brûlants pour qu’on pût les toucher ; la chaleur faisait des cloches sur la peinture des vaisseaux amarrés dans le port ; depuis des mois entiers, les dalles des quais ne s’étaient refroidies ni le jour ni la nuit. Indiens, Russes, Chinois, Espagnols, Portugais, Anglais, Français, Génois, Napolitains, Vénitiens, Grecs, Turcs, descendants de tous les entrepreneurs de la tour de Babel, que le commerce attirait à Marseille, recherchaient également l’ombre, acceptant n’importe quelle cachette, pourvu qu’elle leur servît d’abri contre l’éclat d’une mer d’un bleu trop ardent pour qu’on pût la regarder, et d’un ciel pourpre où étincelait enchâssé un vaste joyau de feu.

Cet éblouissement universel faisait mal aux yeux. Vers la ligne lointaine des côtes d’Italie, cet éclat, il est vrai, se trouvait tempéré par de légers nuages de brouillard que formait lentement l’évaporation de la mer ; mais il ne s’adoucissait nulle part ailleurs. Au loin, les routes embrasées sous une épaisse couche de poussière vous éblouissaient du fond des vallées, du versant des collines, de chaque point de la plaine interminable. Au loin, les vignes poudreuses qui retombaient en guirlandes autour des chaumières qui bordaient les chemins, et les avenues monotones d’arbres desséchés qui ne donnaient pas d’ombre, languissaient sous l’éclat brûlant de la terre et du ciel. …


http://www.actualitte.com/article/monde-edition/conduire-sa-barque-la-navigation-litteraire-par-ursula-le-guin-traduit-en-francais/93610 (le livre guide à découvrir)

http://usbeketrica.com/article/sience-fiction-ursula-le-guin-pourquoi-lire-absolument
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