Destination : 164 , Toi le sètois


Sur la plage de Sète

Dans le train pour Sète, Alexandre dévisage notre voisin de banquette, puis, sans retenue, comme le font les enfants de cet âge, se tourne vers moi et me demande :

― Maman, pourquoi elle est comme ça la valise du monsieur?

― Ce n'est pas une valise, mon chéri, c'est un étui à guitare.

Alexandre observe l'objet de tous les mystères. Le voisin lui sourit.

― Tu as une guitare dedans?

― Oui, tu veux la voir?

― Oh oui! Et tu peux faire le la musique avec?

L'homme sort l'instrument, l'accorde quelques secondes et se met à jouer un petit air léger.

Alexandre écarquille les yeux, la bouche ouverte comme pour se laisser envahir par les sons mélodieux. A la fin du morceau, il bat des mains et crie : encore!

Les voyageurs sourient aussi, attendris par l'enfant émerveillé.

― Je vais te jouer "La cane de Jeanne" de Georges Brassens qui était un grand monsieur aujourd'hui disparu.

Mon fils, trop jeune pour s'émouvoir de la mort de la cane et de la disparition du monsieur, applaudit et rit chaque fois que le chanteur prononce le mot "œuf". Les adultes autour, charmés par la voix grave du troubadour, en redemandent aussi, trop contents d'avoir un si divertissant compagnon de voyage.

Au bout de la banquette, un vieil homme silencieux tient une boîte en carton, une boîte de chaussures, fermée par un élastique. Alexandre la regarde avec insistance sans dire mot, un peu impressionné peut-être par le grand âge du monsieur.

Le vieil homme qui s'était tu jusqu'alors, prend alors la parole :

― Connaissez-vous la chanson "Supplique pour être enterré sur la plage de Sète"?

― Oui, je peux vous la chanter si vous voulez.

L'homme plaque les premiers accords et, aussitôt, l'auditoire est parcouru par un frisson d'émotion. La musique de cette œuvre incroyablement belle entre dans nos corps et nos têtes et suspend le temps.

A la fin de la chanson, nous restons hébétés, comme de retour d'un long voyage.

Mais le train entre en gare de Sète. Chacun doit sortir de sa torpeur et s'affairer à son bagage. A regret, nous nous disons au revoir et, lorsque les portières s'ouvrent, nous nous arrachons de ce cercle magique, né de la grâce d'un enfant, pour nous perdre dans la foule et les bruits de gare. Dans ma tête reste la mélodie et les mots du poète. Je tiens fermement Alexandre par la main pour ne pas le perdre. Nous traversons la ville et prenons le chemin de la corniche. Mon garçon voulait voir la mer. La plage est déserte en ce mois de novembre et prend des allures d'île au trésor. Mon regard se perd sur les flots jusqu'à l'horizon où, les yeux mi-clos, je me surprends à chercher des dauphins et à rêver à la petite sirène. Sur la grève parsemée de coquillages, Alexandre imprime en riant ses petits pieds dans le sable mouillé.

La mémoire encore imprégnée par la poésie de la chanson, j'imagine des navires en perditions, des navires échoués.

Alexandre court vers un château de sable abandonné, érodé par les vagues, abrité par un minuscule parasol que le vent a dépouillé de sa toile. Seule reste l'armature comme un vaillant petit soldat, face aux intempéries et je repense à ce pin parasol que l'artiste voulait près de sa tombe pour y reposer entre ciel et eau.

A quelques mètres de nous, le vieil homme avec sa boîte à chaussures est là, immobile et fragile dans le vent.

En silence nous l'observons. Il ouvre sa boîte, en sort une sorte de vase dont il retire le couvercle et il envoie vers la mer un nuage de poussière fine qui s'éparpille et se perd dans cet étrange décor.

Alexandre a repris ma main. Je sens en lui mille questions qui se taisent. Nous restons ainsi, immobiles comme le vieil homme, dans une sorte de recueillement.

Mais mon garnement lâche vite ma main pour repartir en courant, affoler un groupe de goélands affairés autour d'un poisson échoué et qui s'envolent lourdement en poussant des cris de colère.

Les paroles de la chanson du train me trottent encore dans la tête : ― c'est une plage où même à ses moments furieux Neptune ne se prend jamais trop au sérieux ―

Et, je repense à l'artiste qui voulait ― tel un éternel estivant, faire du pédalo en rêvant ―



Fabinuccia