Destination : 174 , Ailleurs fait son cinéma


Au delà des clés

Mesdames et Messieurs,

Mon film est une sorte d'introspection où culpabilité et remords n'ont pas de place. En voici l'histoire...





Bien installée dans un fauteuil, une vieille femme brode. Le geste sûr, elle plante son aiguille avec régularité et précision. La mécanique est bien rodée et lui permet de laisser son esprit vagabonder vers des souvenirs fugaces de son existence...



La jeune fille qu'elle était cet été-là a dû surmonter un premier chagrin. Voir l'élu de son cœur au bras de sa meilleure amie était plus qu'elle ne pouvait supporter. Sans le drame de la disparition de celle-ci, elle ne sait pas si l'homme de sa vie se serait tourné vers elle un jour. Le soutien qu'elle lui apporta dans cette épreuve lui valut alors toute son attention, et pour finir, son alliance.



L'aiguille ne faiblit pas et trace sans le moindre modèle, la ligne claire d'un objet métallique. Déjà un autre spectre s'affiche à sa mémoire...



Quelle détestable habitude les hommes avaient de boire de l'alcool. Avec toutes les conséquences que l'on connaît, ils devraient se méfier. Son époux lui-même n'a pu y résister. Ce n'est pourtant pas faute de lui avoir exprimé son désaccord tout au long de ce qui aurait dû être ses plus belles années de mariage. Le cœur lourd, elle ne voulait pas se souvenir de cette déchéance mais seulement du visage apaisé qu'il affichait enfin sur son dernier lit, vêtu de son plus beau costume. Il faut croire que c'était le verre de trop, que l'habitude rendant les gestes mécaniques n'avait pas préparé son mari à une telle confusion de substances. Heureusement pour elle, l'amour qu'elle lui portait pu survivre dans des souvenirs soigneusement choisis.



Une dent de cuivre se forme au bout d'une tige lourde surmontée d'un anneau chargé d'arabesques. De son aiguille, elle dirige le fil d'une main de maître, le tend, le croise et lui fait dessiner le bel objet...



Elle n'avait jamais été seule. Veuve avec un jeune enfant, les fils communautaires avaient tissé une toile protectrice autour d'elle. Son petit garçon avait pu grandir dans un cocon d'amour maternel et d'amitiés sincères. Cela lui avait été grandement utile lors de la perte de son âme sœur. Dans un tragique et inexplicable accident de la route, celle que son fils chérissait avait péri. La mécanique de ces vieilles voitures était tellement fragile qu'il suffisait d'un rien pour briser une vie. Malgré les heurts fréquents avec sa future belle-fille, la mère avait aussitôt su entourer son fils de tout son amour.



Munie de sillons imposants, la clé brodée semble lourde. Fière de son ouvrage, la vieille dame fixe la toile à-même le tambour pour lui servir de cadre. C'était sa marque de fabrique. Ainsi mis en valeur, son travail rejoint les trois autres déjà posés contre le mur représentant chacun une clé ancienne en cuivre dont seule la combinaison diffère.



Broder l'avait toujours rassérénée. Elle en avait bien besoin aujourd'hui pour palier au chagrin causé par la perte de son amie de toujours. La preuve en était son aveu récent d'avoir fait de la vieille dame son unique héritière d'une fortune un peu écornée par le temps mais toujours conséquente. Sans enfant ni famille, cela lui était apparu comme une évidence, lui avait-elle confié. Comment une telle femme avait-elle pu surdoser ses médicaments pourtant bien classés dans la boîte prévue à cet effet ? On ne le saura jamais.



La broderie alignée avec ses consœurs plonge sa créatrice dans une légère réflexion, à savoir que la vie se construit ainsi, de surprises et de hasards, dont seuls quelques rares individus peuvent se targuer d'en détenir la clé.





LYDIE F