Destination : 10 , Road Movie


La ville est un long fleuve (1)

CHAPITRE 1 « Demain, nous verrons »



Je m’arrêtai devant le portail noir et imposant, hésitant l’espace d’une seconde entre ma curiosité et mon envie de fuir. Je me sentis submergé par un sentiment de peur élémentaire face à l’inconnu qui m’attendait, là, juste derrière les battants de fer forgé. Goliath avait-il ressenti cela lorsqu’il avait compris qu’il venait d’être terrassé par une banale pierre ? À bien y réfléchir, il m’était arrivé exactement la même chose : un simple morceau de papier, quelques lignes griffonnées, une photo échappée d’une enveloppe ordinaire. Il n’avait pas fallu plus pour ébranler ma vie, balayer mes certitudes, remettre en cause tout ce qui jusque-là me semblait évident.

Mon désir de connaitre la vérité fut plus fort que mes craintes et, même si ma main tremblait, je poussai la porte et pénétrai dans l’enceinte déserte. J’avançai lentement le long d’une allée bordée de cyprès majestueux. Tout au fond de moi, une petite voix s’interrogeait, m’interrogeait : « Qu’es-tu venu chercher, là ? ». Eh bien, je n’en savais rien ! Le titre d’un conte découvert quelques années plus tôt, alors que je me passionnais pour les récits de Jørn Riel, me revint en mémoire : Le garçon qui voulait devenir un être humain. Finalement, c’était peut-être cela le but de ce voyage. Devenir un être humain, paradoxal et complexe, mais capable de regarder derrière lui sans frémir.

Je continuai ma progression. Mon regard courait de gauche à droite tandis que je suivais les sentiers de gravier crissant sous mes chaussures. Dans ce congrès solennel de pierres grises et blanches, grandes et petites, je me sentais perdu. Plusieurs fois, mon cœur s’emballa quand je crus reconnaitre la silhouette de la photo mais, chaque fois, j’étais déçu.

C’est au moment où je m’y attendais le moins que je la découvris. Ni plus sale, ni plus abandonnée que d’autres, elle semblait être là depuis toujours. M’attendait-elle avant de rendre son dernier soupir ? Fallait-il qu’enfin, sa chair, son sang, vienne se frotter là pour qu’elle accepte enfin de sombrer dans l’oubli ? Je nettoyai doucement la pierre envahie de mousse et déchiffrai sans peine le nom apposé sur la croix, ce nom tant de fois entendu, tant de fois murmuré, tant de fois attendu. Il avait fallu trois générations pour que les retrouvailles puissent se faire et, de celles et ceux qui avaient tant souffert de l’absence, il ne restait désormais personne. Saurais-je un jour la vérité ? Pour l’instant, elle me semblait bien lointaine et mystérieuse…

« Demain, nous verrons », claironna ma petite voix intérieure. Et bien soit ! Demain, nous verrons…







CHAPITRE 2 « La nuit porte conseil »



Ce furent les premiers mots qui me vinrent à l’esprit lorsque j’émergeai enfin de mon sommeil. Une nuit paisible, apaisante, sans commune mesure avec la bourrasque qui m’avait renversé la veille. Je me retrouvai dans la chambre d’un hôtel d’une petite ville de l’Est de la France : région qui m’était absolument inconnue. Devant mon petit déjeuner, je réfléchissais. Quels conseils pouvaient bien m’avoir apporté cette nuit ? En tous les cas, rien d’évident… Et maintenant, qu’allais-je faire? Cela non plus, je n’en avais aucune idée. Je décidai donc d’aller marcher le long des rues, non pas en quête d’un quelconque signe du destin (je n’y croyais pas vraiment, encore que les évènements récents pouvaient me faire douter) mais bien pour essayer d’y voir clair.

Arpentant la rue qui semblait être l’artère la plus imposante de la ville, je commençai par faire le point sur ce qui m’avait amené ici. Une lettre. Pas n’importe laquelle, bien sûr… Une enveloppe dans laquelle se trouvait la photo d’une tombe dans un cimetière, accompagné de quelques lignes mystérieuses, ce qui semblait être un acte de décès recopié à la main. Sur cet acte, un nom m’avait sauté au visage : le mien, mais pas seulement. C’était aussi celui de mon père, celui de mon grand-père et plus particulièrement celui de mon arrière-grand-père.

Je me remémorai les informations familiales entourant cet homme, et le terrible secret révélé par mon grand-père quelques années plus tôt. Mon ancêtre, qui portait le doux prénom d’Antoine, avait été mobilisé en 1939. Comme tant d’autres, il avait été fait prisonnier en 1940 et envoyé dans un camp de travail, de l’autre côté de la frontière alsacienne. Quelques lettres avaient été échangées entre lui et sa femme pendant quatre ans mais, à la libération, stupéfaction : Eugène avait été fusillé par les alliés au motif de trahison envers son pays. Quelles étaient concrètement ses fautes ? Je devais bien admettre que personne, au juste, n’en savait rien ! Mais son épouse, en apprenant cela, était entrée dans une rage féroce qui ne s’estompa jamais. Elle avait interdit à quiconque de parler de lui et même, de prononcer ce nom devant elle. Et mon grand-père, qui à 8 ans n’avait guère de souvenir de son père, grandit en portant le poids de ce douloureux secret, rongé par la honte et la colère d’une double trahison : patriotique et familiale. Bien des années plus tard, lorsqu’à mon tour je lui posais des questions, je sentais encore confusément sa gêne. Les quelques mots lâchés étant souvent prononcés à mi-voix, sur le ton de la confidence. Et, de génération en génération, nous avions grandi dans l’idée que notre ancêtre était un traitre qu’il fallait oublier, à défaut de pouvoir le rayer définitivement de notre arbre généalogique.



Mais voilà que cette lettre avait tout remis en question.

« René Foucher, né Antoine Colin, le 30 mars 1910 à Grenade (Haute-Garonne). Décédé le 17 août 1987 à Saint-Amarin (Haut-Rhin)»



Je n’avais aucune idée de qui pouvait bien être ce René Foucher mais « Antoine Colin » par contre, m’était très familier : c’était aussi le nom de mon ancêtre ! Et, plus étrange encore, la date et le lieu de naissance correspondaient également… Se pouvait-il que ce soit la même personne ? Si oui, pourquoi ce changement d’identité ? Pourquoi ces années de silence ? Et quelle avait été sa vie ?

Tant de questions et pourtant, une seule me taraudait alors que j’arrivai sur la place centrale : avais-je vraiment envie d’en savoir plus ? N’y avait-il aucun risque à plonger dans le passé et découvrir les mensonges et la vérité sur laquelle ils avaient été bâtis ?







CHAPITRE 3 « La poudre de Perlimpinpin »



- Bonjour madame…

- Mademoiselle, s’il vous plait, monsieur.



Saisi par cette remarque sèche prononcée sur un ton sans complaisance, je restai la bouche ouverte, le regard posé sur la femme assise derrière son comptoir. A vue d’œil, même si je n’ai jamais été réellement capable de juger de cela, je veux dire sans me tromper de quatre, cinq voire une dizaine d’années, je donnais à cette « demoiselle » quelque chose comme cinquante, cinquante-cinq ans. Ajoutez à cela un regard des plus froids, une bouche mince et pincée, un port de tête hautain : j’avais devant moi le modèle parfait de la vieille fille aigrie, du moins tel que je me le représentais. Ce fut elle qui relança la conversation, sans cacher son agacement :



- Monsieur ? Que voulez-vous ?

- Heu, oui, excusez-moi, bredouillai-je, complètement décontenancé. Je viens pour avoir des renseignements sur un homme qui aurait vécu dans votre ville…

- Qui « aurait » ou qui « a » ? Parce-que c’est différent, monsieur ! S’il n’a pas vécu ici comment voulez-vous que je vous renseigne ?

- Je comprends, et justem…

- Vous comprenez ? Moi ce que je comprends c’est que vous venez m’interrompre dans mon travail - et dieu sait à quel point en ce moment nous sommes surchargés par l’organisation des élections municipales -, pour une demande que je ne suis même pas sûre de pouvoir traiter. Il est hors de question que je perde mon temps, monsieur ! Jacques Pradou (il me sembla que son intonation se faisait subtilement plus caressante en prononçant ce nom), notre maire, a besoin de toute notre énergie, dont la mienne évidemment, pour garder sa place au sein de notre municipalité. C’est clair ?



J’étais littéralement pétrifié. Alors que, quelques minutes auparavant, en arrivant sur la place principale, la découverte de l’hôtel de ville m’avait semblé apporter une réponse à mes doutes et mes interrogations en m’indiquant une possible voie à suivre, je me retrouvais maintenant aussi démuni que lors de mon arrivée la veille, dans la gare de cette ville inconnue pour moi. Je décidai cependant d’essayer de poursuivre ma quête, de la façon la plus courtoise possible, en dépit de l’attitude plus que désagréable de mon interlocutrice.



- Evidemment, mademoiselle, je serai désolée de vous faire perdre votre temps. Dîtes-moi donc à qui je peux m’adresser, dans cette mairie ou ailleurs, pour faire mes recherches ? Je veux dire, savez-vous quel service ou quelle personne aurait autant de compétence que vous (je jouais là sur l’ambiguïté entre le « vous » de politesse et le « vous » collectif des services municipaux, espérant que mes flatteries la rendrait plus aimable et mieux disposée à mon égard) en ce domaine ?

- Et bien, vous n’avez qu’à aller voir le père Limpinpin !



Elle se moquait de moi ! Ma patience s’égarait dans les limbes de mon cerveau tandis que la colère bouillonnait dans mon ventre. Je réussis cependant à me contenir et poursuivis :



- Monsieur… comment ?

- Limpinpin ! Vous le trouverez chez lui, résidence des Œillets, rue des Papillons, dans le nouveau lotissement à l’est de la ville. Il sera ravi de de se rendre utile en vous aidant ! Au-revoir monsieur !



Elle se leva et fila dans un bureau, refermant soigneusement la porte derrière elle. Notre conversation était visiblement terminée. Je me retournai, le hall était désert. Personne n’avait assisté à cet échange surprenant, personne ne pouvait me dire (cela m’aurait-il rassuré ?) si cette secrétaire d’accueil s’était jouée de moi. J’étais partagé entre l’étonnement et la fureur mais, curieusement, j’éclatai d’un grand rire avant de quitter les lieux.











myriam