Destination : 299 , Echos en barque


La barque dans le paysage

J’avais encore en tête la Barcarolle de Chopin lorsque j’arrivais près du vide-greniers de mon cartier.

Ne froncez pas les sourcils, vous connaissez la Barcarolle de Chopin, une caresse musicale, quelque chose de cristallin, de doucement moqueur, comme une barque ridant légèrement, un après-midi d’été, l’eau d’un étang endormi.



Je remarquais le tableau posé à même le trottoir, entre des caisses en bois qui contenait de vieux outils et des boites en carton pleines de romans policiers. Je voulu le saisir quand une voix m’arrêta. « Attention ! Ce tableau vous intéresse vraiment ? » L’homme sortit de l’ombre.

Drôle d’homme, oui drôle d’homme, sans âge, si fatigué, si laminé, si façonné par une douleur indéchiffrable. « Je voudrais juste jeter un coup d’œil. Il parait ancien » « Pour çà oui, il est ancien ! Certainement l’école de Barbizon. Je ne suis pas certain, il n’est pas signé ».

Je saisis le tableau pour le détailler. Le drôle de vendeur fit comme un geste d’effroi.

« Ne craignais rien. Je veux juste jeter un coup d’œil. Je suis un peu collectionneur. Ces deux arbres là, troncs et feuillage, le miroitement de l’eau, un peu de d’Aubigny. Cependant la barque à demi cachée et pourtant si présente, c’est étrange. » « Vous avez raison c’est étrange. Sa présence détruit toute la sérénité du tableau ».



Le drôle d’homme disparaît dans l’ombre. « Vous en demandez combien ? » « Je n’ai pas le droit de le vendre. Il refuse », « Qui refuse ? » « Le tableau. Il me l’a dit en rêve ». La voix du drôle d’homme est presque étouffée par l’angoisse. « Voilà ce que j’ai décidé : Inscrivez-votre nom sur ce papier et mettez le papier dans le chapeau que vous voyez là. D'autres ont déjà participé. Je ferai un tirage au sort dans quelques minutes. Celui dont le nom sortira, partira avec le tableau ».



Oui, vous vous dites comme moi : le drôle d’homme est zinzin, il serait plus sage de partir, mais ce serait mal connaître le collectionneur compulsif que je suis.

Nous sommes trois à attendre le verdict, silencieux, attentifs. Le drôle d’homme a retrouvé une voix forte pour clamer mon nom. Il enveloppe le tableau dans du papier journal, l’entoure d’une ficelle et me le tend : « Il vous a choisi. Surtout, surtout, protégez le bien, sinon vous connaitrez l’enfer. »



Vous levez les yeux au ciel, vous baillez, vous avez hâte que je termine mon récit. Vous avez raison. Sachez que le tableau du drôle d’homme a vécu paisiblement sur un des murs de mon salon. Je l’ai fait expertiser. Il datait effectivement de l’époque de l’École de Barbizon.



Cependant, un jour que je me promenais non loin d’un lac, j’ai immédiatement reconnu les arbres et la barque à demi cachée. Et … Mais cela est une autre histoire.



Evelyne Willey

(Barcarolle. Op. 60. Chopin. Interprété par Daniil Trifonov)

EVELYNE W