Destination : 286 , L'oiseau et l'ombre


Que restera-t-il de nous ? Une ombre malicieuse

« Toi, tu la vois n’est-ce-pas, tu la vois ! » Ce jaillissement supplications dans sa voix éraillée par l’âge. Qu’est-ce que je dois voir ? Une foule de fantômes habitent sa mémoire.

« Il faut être patiente, elle déraille sérieusement » m’a dit sur un ton de confidence l’aide-soignante.



Je prends sa main décharnée dans la mienne et la caresse doucement. Ma pauvre amie, tu as vécu et résisté à tant d’événements tragiques et tu es là, à présent, dans ton fauteuil roulant affaissée, recroquevillée, à peine vivante.

« Qu’est-ce que je dois voir, ma chère Liora ? Tu sais bien que la cécité croque allègrement ma vue chaque jour un peu plus, malgré tous mes soins ».

« Cette ombre qui a pris la place de la mienne ».

Le soleil n’est pas assez haut, ni puissant, je lui demande de me la décrire : « C’est un profil, avec un petit chapeau de paille. Son nez est en trompette, son menton est petit mais bien dessiné. On dirait que son cou est entouré de dentelle ». Je ne sais pourquoi, je pense à une poupée ancienne.



Un soleil déménageur a réussi, à grands coups de rayons musclés, à percer la couche nuageuse. Les magnolias sont en fleurs. Que le printemps est un artiste gracieux ! Il avance touche par touche de blanc rosé, de jaune pale.



Liora et moi buvons en silence une limonade sous la véranda de la maison de retraite. Dans un érable au feuillage tendre, semblant nous protéger, un oiseau débute un long chant modulé. Mon amie se redresse, elle semble aux aguets. « Vite, regarde l’ombre. L’oiseau vient de m’avertir de sa venue ».

J’ai reconnu le chant de la fauvette. Un chant pétillant de vie et de joie qui ne peut annoncer qu’une chose : l’arrivée du bonheur simple, je garde cette réflexion pour moi et essaye de deviner sur le mur au crépi gris du mur l’ombre phagocytante de Liora.

« Alors ? Veux-tu que je bouge un peu ? Que je fasse un geste pour que tu compares ?» « Ma pauvre amie, ma vue est si mauvaise, les choses sont floues. Je suis désolée ». Je ne suis pas parvenue à lui mentir. Plus je vais dans l’âge et moins je mens, pourtant je sais que parfois cela est utile.



Il est l’heure de nous séparer. L’air est d’une tiédeur exquise. L’oiseau chante encore alors que je franchis les grilles de la maison de retraite.

Mon ombre me précède, elle semble plus jeune, plus impatiente que moi. Un jour mettra-t-elle un chapeau de paille sur la tête et me quittera-t-elle sans remord en agitant malicieusement une main transparente ?



Evelyne Willey

EVELYNE W