Destination : 92 , Dublin, le 16 juin 1904


Ô Muse, conte-moi l'aventure...

Ainsi commence ce récit,

Une histoire déjà entendue,

Celle d’un homme perdu

Depuis dix ans loin de chez lui.



Ainsi commence ce récit,

Par une guerre meurtrière,

Combat entre deux pays frères,

Un vainqueur, l’autre détruit.



Tous les combattants sont partis,

Ils sont rentrés dans leurs foyers

Avec plus ou moins de gaieté,

Suivant les tours que joue la vie.



Un seul manque encore à l’appel

On sait pourtant qu’il a embarqué

Vivant, quand tout fut terminé,

Mais depuis, aucune nouvelle.



Sa fille, lasse d’espérer,

D’attendre une réponse fiable

Est venue à la capitale

Rencontrer le chef des Armées.



Ainsi commence ce récit,

Une histoire déjà entendue,

Celle d’un homme perdu

Depuis dix ans loin de chez lui.



***

21 mars 2093 à Vilnius

Nouvelle capitale du continent Europa,

Province de Lituanie.



Assise dans le petit salon du grand bâtiment des archives militaires générales, Télémakhe s’impatientait. On lui avait dit que le Général était sorti pour une urgence mais elle n’avait pas envisagé devoir attendre toute une après-midi.

Le soir tombait et le soleil n’allait pas tarder à se coucher quand soudain, une effervescence agita les employés. Télémakhe compris que le Général était enfin de retour. En effet, quelques instants plus tard, elle vit s’avancer vers elle un homme de grande stature, sec, un visage long qu’adoucissaient une barbe impeccable et des yeux pétillants. Il s’avança vers elle avec un enthousiasme qui la surprit. Par expérience, elle se méfiait des hommes trop avenants ou trop chaleureux avec elle : les vautours qui tournaient depuis dix ans autour de sa mère lui avaient appris cette leçon. L’homme s’avança et lui prit les mains :

« C’est incroyable, c’est inespéré… je n’ose pas y croire et pourtant… venez, suivez-moi. Allons dans mon bureau, ce que j’ai à vous dire est trop extraordinaire pour être dit dans un couloir »

Interloquée, Télémakhe le suivit dans son bureau, où le Général l’invita à s’asseoir dans un fauteuil en face du sien.



- Pardonnez-moi, mais ce qui arrive est tellement étonnant que j’en ai oublié de me présenter. Général Ménélaos, commandant suprême des Armées du Grand Continent, et responsable des Archives Militaires de la Guerre Intracontinentale 2073-2083.

- Enchantée, monsieur, je suis Télémakhe je vous remercie d’avoir accepté de me recevoir. Depuis dix ans que nous sommes sans nouvelles de mon père, vous êtes mon seul espoir d’en apprendre un peu plus sur ce…

- Pardonnez-moi de vous interrompre, Télémakhe, mais je ne peux pas vous laisser continuer : nous pensons avoir retrouvé votre père.

- Pardon ?

- Je comprends votre surprise, nous-mêmes n’en revenons toujours pas, cette coïncidence est par trop hasardeuse et nous invite à la prudence. Mais nous avons de bonnes raisons de penser qu’il s’agit bien de lui… Hier matin, la fille d’Alkinos, le célèbre entrepreneur, séjournait dans leur résidence secondaire de Klaipeda. Elle se promenait sur la plage quand elle a aperçu un homme échoué sur le sable. L’homme a été admis à l’hôpital où il est resté toute la journée en soins intensifs. Il n’a repris conscience qu’en début de soirée et lorsqu’une infirmière lui a demandé son nom, il a répondu qu’il était Ulysséus Dithaque, lieutenant de la Grande Armée Intercontinentale. C’est ainsi que, comme le veut la procédure, j’ai immédiatement été contacté pour attester de son identité. Le scan de sa puce électronique de matricule militaire confirme ses dires, de même que son morphotype, pardon, sa description physique. L’homme doit être ramené ici dès demain, à l’hôpital militaire de Vilnius, pour être pris en charge. Cependant, nous savons, vous et moi, combien il est facile aujourd’hui d’usurper l’identité d’un autre… c’est pourquoi je vais avoir besoin de vous pour nous aider à l’identifier formellement. Vous en sentez-vous capable ?

- Monsieur… c’est que, je n’en reviens pas. Ce que vous me dites est absolument effrayant. J’ai peur d’espérer une fois encore, peur d’être déçue de nouveau… peur de ne pas le reconnaitre, peur que ce soit lui, peur que ce ne soit pas lui…

- C’est normal… écoutez, il est tard, vous avez attendu tout l’après-midi et moi, je me suis tapé des heures de réunion avec les services hospitaliers et les cadres militaires pour avancer sur cette affaire. Nous sommes fatigués tous les deux et nous avons besoin de reprendre des forces. Je vous propose que nous allions dîner ensemble, au mess des officiers, je vous invite. Nous aurons une table isolée, tranquille, et là nous réfléchirons ensemble. Vous êtes d’accord ? Je suis conscient du caractère insolite et inhabituel de ma proposition…

- C’est d’accord. Je suis venue jusqu’ici depuis la Province Grecque pour avoir des réponses, quelles qu’elles soient, alors autant aller jusqu’au bout.



Télémakhe le suivit dans un dédale de couloir jusqu’à la salle de restauration quasi déserte. Ils n’eurent aucun mal à s’installer à une table isolée et le Général demanda aux jeunes recrues qui étaient de service de bien veiller à ce que personne ne les dérange. L’entrée fut rapidement servie, ils reprirent leur conversation :

- Pardonnez-moi Général, avez-vous pu voir mon pè… enfin, cet homme qui affirme être mon père ?

- Non, malheureusement, il était dans une chambre isolée dans laquelle seul le personnel médical était autorisé à entrer. Ils devaient faire des analyses et examens pour être sûrs qu’il ne soit pas porteur d’un virus ou d’une maladie, vous comprenez. Son transfert à Vilnius ne pourra d’ailleurs se faire qu’une fois les résultats obtenus, afin de pouvoir adapter, le cas échéant, le protocole sanitaire à mettre en place. Certains résultats étaient déjà arrivés quand je suis partie, tous négatifs : votre père est en excellente santé, souffrant juste de déshydratation et d’une extrême fatigue. Par contre, nous attendons encore les résultats toxicologiques…

- Comment ça ? je ne comprends pas…

- En fait, votre père ne s’est pas contenté de donner son nom, il a aussi raconté son histoire et c’est là que les choses se compliquent. Autant il a pu donner des détails sur la Guerre Intracontinentale, que seule une personne qui a participé peut connaitre ; autant la suite, son départ d’Ukraine pour rentrer chez lui au moment de l’armistice est complètement décousu. Il parle de vents contraires, de monstres antiques et de colère des Dieux… C’est pourquoi nous voulons vérifier qu’il ne se trouve pas sous l’emprise d’une substance psychoactive aux effets très puissants…

- Oh !

- Dites-moi Télémakhe, vous rappelez-vous la dernière fois que vous avez eu des nouvelles de votre père ?

- C’était quelques jours après la fin de la Guerre. Nous avons reçu un message dans lequel il nous disait qu’il se mettait en route pour nous retrouver, qu’il serait à la maison environs dix jours plus tard. Et ensuite, plus rien. Les dix jours sont devenus dix ans.

- Vous êtes sûre qu’il s’agissait bien d’un message de votre père ?

- En tous les cas, ma mère n’en a jamais douté. J’étais jeune encore, à peine douze ans… Mais je sais qu’ils utilisaient des systèmes de codes qu’eux seuls connaissaient afin d’éviter les piratages. Mes parents étaient bien placés pour en connaitre toutes les ficelles !

- C’est exact, jeune fille. Saviez-vous que votre père était l’un de nos meilleurs agents informatiques ? C’est d’ailleurs grâce à lui et à l’une de ses ruses que nous avons pu gagner cette guerre… mais je ne peux pas vous en dire plus, c’est encore classé « secret-défense ».

- Je savais qu’il avait joué un grand rôle, certains de ses anciens compagnons nous ont dit qu’il était un héros, mais je ne savais pas que c’était au point d’avoir mis fin aux combats !

- Et si ! C’est d’ailleurs un des points qui me permettront de vérifier son identité, car nous ne sommes que peu à connaitre tous les tenants et aboutissants de cet épisode clé, connu sous le nom de code « Cheval de Troie ». De votre côté, y-a-t-il un point dont vous pouvez vous servir pour nous aider à le reconnaitre ?

- Oui, je sais une cicatrice acquise dans sa jeunesse… et ma mère m’a souvent raconté quelques anecdotes le concernant comme la fois où…

- Stop ! N’en dites pas plus ! Je ne dois rien savoir pour ne pas fausser le test. D’autant qu’il y a encore de nombreuses inconnues dans cette histoire, et notamment découvrir ce que sont devenus les hommes qui étaient sous son commandement… Où sont-ils ? Sont-ils toujours en vie ? Que leur est-il arrivé ?

- Je vous propose maintenant de terminer le repas puis nous reviendrons dans mon bureau attendre les nouvelles.



Ils continuèrent à discuter de tout et de rien, le Général était très sympathique et posait des questions à Télémakhe sur sa vie, sur ses études. Il ne parut pas surpris qu’elle ait choisi la même voie que ses parents qui lui avaient tous deux transmis leur passion pour la programmation et la technologie. Elle lui confia qu’elle souhaitait aussi aider sa mère à gérer l’entreprise familiale sur laquelle plusieurs actionnaires, en qui son père avait jadis placé sa confiance, essayaient de mettre la main depuis dix ans. Le Général fut outré de leur attitude cavalière, espérant que les choses pourraient s’arranger avec le retour d’Ulysséus, à condition évidemment qu’il s’agisse bien de lui et qu’il soit en capacité de reprendre sa place.

Lorsqu’ils revinrent au bureau, un message attendait le général. Les derniers résultats toxicologiques étaient arrivés, négatifs eux aussi, et le transfert du patient était prévu dans la nuit même. Il serait acheminé par hélicoptère et arriverait à l’hôpital aux alentours de onze heures. Le Général proposa à Télémakhe de se reposer quelques heures à son hôtel, il viendrait la chercher pour qu’ils se rendent ensemble à l’hôpital militaire.

Télémakhe ne chercha même pas à s’allonger : comment dormir alors que peut-être, dans quelques heures à peine, elle allait revoir le visage de son père ? Elle essayait vainement de ne pas mettre trop d’espoir, de crainte d’être déçue, mais c’était plus fort qu’elle. Les minutes s’écoulèrent avec une lenteur insupportable. Elle prit une douche pour se rafraichir, échangea sa tenue choisie pour faire bonne impression par quelque chose de plus confortable. Le Général n’allait pas s’en offusquer ! Enfin, son téléphone sonna : la voiture était en bas et l’attendait.

A l’hôpital, il fallut encore passer les multiples barrières de contrôle. Sans le Général, Télémakhe n’aurait jamais pu y parvenir. Et malgré sa présence et toutes ses autorisations, il leur fallut près d’une demi-heure pour arriver devant la chambre où était installé le patient qui affirmait être Ulysséus Dithaque.

Il était près de minuit quand Télémakhe put enfin entrer et regarder l’homme endormi sous les draps blancs. Son cœur battait à tout rompre, ses yeux s’emplirent de larmes. Le visage amaigri et envahi d’une barbe hirsute, les cheveux longs poivre et sel… elle n’était sûre de rien. L’homme lui était à la fois familier et inconnu… Elle s’avança d’un pas et souleva la couverture pour observer sa jambe : la même cicatrice que celle dont lui avait parlé la vieille Euryclée qui s’était occupée de son père quand il était enfant. L’homme dut sentir le mouvement autour de lui car il ouvrit les yeux : son regard d’acier se posa sur la jeune fille qui fut parcouru d’un frisson : c’était lui !



***

Ainsi s’achève le récit,

D’une incroyable Odyssée

Celle d’un homme retrouvé

Après dix ans loin chez lui.

myriam