Destination : 85 , Itinéraire assassin


Différente

Le pâle éclat de la lune baigne son visage d’une douce lueur argenté. Les yeux brûlants, elle contemple d’un regard vide le sous-bois qui l’entoure. Elle ne sent pas le vent sifflant qui s’engouffre dans son pull, fait voler sa robe trop ample et joue avec ses cheveux. L’eau glaciale qui mord ses jambes blanches ne lui fait pas d’effet. Elle est ailleurs. Elle pense.

« Tu es vraiment affreuse, tu sais, petit canard. »

Elle voudrait être légère comme un oiseau mais son âme pèse autant qu’une enclume. Elle n’a plus de volonté. Ils l’ont détruite. Brisée. Anéantie. Elle ne sait plus très bien ce qu’elle fait là, au milieu de tous ces gens, ces gens normaux. Eux ne voient pas le monde à sa façon. Eux n’ont plus de rêves. Et bientôt, elle non plus n’en aura plus. Ils se seront envolés avec ses forces.

« Vilain petit canard... »

Elle a cru, pourtant. Longtemps. Cru qu’elle pourrait être différente, qu’elle pourrait accepter que le monde ne soit pas ce qu’elle aurait voulu qu’il soit. Mais ils ne voulaient pas changer. Pas même essayer. Et maintenant…

C’est trop tard. Dans leurs yeux il n’y a plus que colère, tristesse, déception. Haine aussi. Et dégoût. Elle ne supporte plus leur regard. Elle se rappelle la vie avant.

« Sincèrement, crois-tu qu'on puisse réellement t'aimer pour ce que tu es? »

Avant. Les souvenirs naissent au creux de son ventre comme une envie de vomir, remontent lentement dans sa gorge jusqu’à la nouer et se glissent jusqu’à ses yeux brûlants d’avoir trop pleuré. C’est trop tard. Elle ne peut plus faire demi-tour, maintenant. Elle veut oublier, effacer cette vie d’avant qui ne ressemblait plus à rien. Mais les images viennent et reviennent, sournoises, empoisonnent la moindre parcelle de son cerveau et puis s’effacent brusquement, comme un chat jouant avec sa souris. Elle ne peut pas oublier.
Eux non plus. Le reproche perce dans tous leurs gestes, tous leurs mots, tous leurs regards. Mais elle n’y est pour rien. Elle n’a pas choisi d’être différente. De penser autrement.

« Si j'étais toi, petit canard, je me détesterais. »

Elle ne sait plus se faire confiance, elle ne sait plus décider. Elle n'est plus libre, maintenant. Prisonnière de son corps. De son âme. De son passé.

« Je ne supporte même pas de te regarder. »

Cette voix résonne insupportablement dans sa tête. Cette voix qu'elle voudrait tant faire taire, cette voix qui la dégoûte, la terrorise et pourtant la seule chose qui la retient dans la réalité. Depuis si longtemps, inlassablement, la voix répète ces mêmes mots. Ces mots qui la hantent, jour et nuit, qui l'empoisonnent et l'emprisonnent, ces mots qui contrôlent toute sa vie.

« Tu es tellement insignifiante, petit canard. »

Un goût amer dans sa bouche, des larmes brûlantes sur ses joues. Elle regarde son corps, ce corps qu'elle déteste et qui lui fait horreur, ce corps qui fait si peur. Elle frissonne. Le vent s’emmêle dans les nouveaux feuillages des arbres de printemps et la glace jusqu’à la moelle. Elle sort ses pieds du ruisseau. Se lève. Péniblement. Les arbres tanguent, le vent la fait vaciller. Elle voudrait être un oiseau, jouer à cache-cache avec les nuages. Elle avance un pied, lentement. Son corps est lourd, son cœur est lourd. Lourd comme un nuage d’orage, un orage qui n’a pas encore éclaté et qui attend, menaçant. Ses pieds s’enfoncent dans la boue collante de la berge. Tout tourne. Plus de repères, juste le sol froid et humide.

« Vilain petit canard... »

Elle se relève. La pluie commence à tomber, douce et légère, réconfortante. Elle aime son bruit dans le ruisseau, son odeur inqualifiable qui amplifie toutes celles de la forêt. La pluie ruisselle sur son corps comme les larmes sur ses joues, ces larmes qu’elle n’en finit plus de pleurer. Le sol est plus stable maintenant. Elle avance. Lentement, très lentement. Toujours lentement. Elle vit au ralenti désormais.
Combien de temps encore ? Elle soupire. Sa robe trop ample flotte sur son corps trop maigre. Bien trop maigre. Une bourrasque lui fait perdre l’équilibre, ses jambes squelettiques ne peuvent plus la porter.
Plus longtemps.

Maud