Destination : 93 , 100 % paroles


Rencontre

« - Alors, que me racontes-tu , depuis tout ce temps? Ca fait bien …une vingtaine d’années, non?
- 28 ans exactement.
- Tant que ça?…Ben, oui, l’année du bac!…On s’assoit là?
- D’accord.
- Ca fait un drôle d’effet, non? Le hasard, quelquefois…
- Oui.
- Je vois que tu es toujours aussi loquace! Ah! Ah! ah! Et toujours aussi élégante…Je plaisante!
- Toi, non plus, tu n’as pas changé. Je t’ai reconnue tout de suite.
- C’est vrai que j’étais déjà assez « grande gueule » à l’époque! Et toi, on n’était pas tendre avec toi! Tu sais, je suis devenue journaliste et, ma foi, je m’en sors bien. J’ai acheté un appart magnifique tout près de Versailles. Je rencontre plein de gens intéressants des artistes, des politiques…J’ai un super mari très très absent et un jeune amant avec qui je passe mes soirées. Ah! Ah! ah!…Enfin, je ne m’ennuie pas, quoi! Et toi?
- Bah, je me suis mariée à 21 ans et il est mort trois ans après…
- Oh, je suis désolée…Un café pour moi, s’il vous plait!
- Pareil pour moi, merci.
- Sinon, côté carrière?…Tu faisais pas partie de la bande, toi? Ah, ben, non. On n’a pas été trop vaches? Je ne me souviens plus si on s’est vues à la soirée de fin d’année, pour fêter le bac.
- Je n’y étais pas. Je l’ai raté.
- Ah…
- Ce n’est pas grave, je n’en ai pas eu besoin.
- Tu gagnes ta vie, quand même? On n’a pas besoin que d’intellos, hein?…Tu es mariée? Des enfants, peut-être? Faut dire que ça doit occuper! Moi, j’ai préféré privilégier mon boulot, mais…j’ai toujours été une passionnée…
- J’ai deux enfants, oui.
- Tu vis dans le quartier? Moi, je n’y mets jamais les pieds d’habitude. J‘aime pas trop les odeurs! Ah! Ah! Ah!…Oh, le café! Merci, jeune homme!
- Merci…Je n’habite plus en France depuis bientôt dix ans. Je vis en Thaïlande.
- Ah, bon?!…Tu es dans l’import-export? Ah! Ah! Ah!
- Je travaille dans un pénitencier.
- Ah…
- Je vis dans une petite maison traditionnelle en bois. Mes enfants peuvent aller à l’école du village. Nous avons l’eau courante dans la cour et un potager. Je donne des cours de chant aux détenus. Je fais cela bénévolement, lorsque j’ai fini ma journée aux cuisines.
- Tu…vis seule avec tes enfants dans une cabane?
Alors, là, tu m’en bouches un coin! C’est vrai que je te trouve bien bronzée pour un mois de juin!…Mais, alors, tu es là pour…
- Un rendez-vous avec un avocat qui s’occupe du dossier de mon homme.
- Ton …homme? Il a des problèmes?
- Il est en prison . Il purge une très longue peine. Je travaille tout près de lui; Je le vois presque tous les jours. Nous avons créé une chorale. Nous avons fait nos enfants entre ces quatre murs. On espère lui obtenir un meilleur traitement, peut-être, même, une geôle individuelle. On a bon espoir.
- Mais…qu’est-ce qu’il a fait? Trafic, vol,…meurtre?
- Il faisait partie des Brigades Indépendantes Actives. Il a pris en otage un groupe de touristes contre la libération de plusieurs sympathisants . C’est là que je l’ai connu. J’étais au Club Med, en vacances avec ma mère. J’étais sur la plage lorsqu’ils nous ont enlevés et emmenés pour un long voyage en Land Rover, les yeux bandés, pendant plusieurs jours. Arrivés à destination, j’ai ouvert les yeux…sur Xai, c’est son nom, et j’ai eu tout de suite le sentiment étrange que cet homme était mon destin, ma vie. Xai n’est pas avec moi, ni en moi. Il est moi. Il l’a toujours été. Je l’ai su dès que je l’ai vu.
Nous avons vécu seize mois sous des tentes dans une jungle très dense. Il y eut de terribles moments, bien sûr, mais il m’a aidée à les supporter. Lui aussi souffrait. Il était si courageux, si impartial, si droit…Entre nous, ce n’est pas de l’amour, c’est mieux que ça. On pourrait appeler cela de la fusion, mais ce ne serait pas encore juste.
Les premières semaines, je fus très malade. Il m’a soignée, lavée, nourrie comme un bébé. Une confiance mutuelle immense s’est presque instantanément révélée. Lorsque les Forces du Gouvernement ont pris d’assaut le campement, il a été bléssé. Ils l’ont emmené sans ménagement; il me cherchait des yeux. Son regard ne m’a plus quittée pendant les deux années qui suivirent. On m’a interrogée, cent fois. On m’a suivie psychologiquement, essayé de me faire digérer puis oublier un traumatisme que je n’ai jamais éprouvé. J’ai attendu que tout se calme et je suis repartie.
Voilà, je vis, depuis, près de lui et nous sommes heureux de nous être rencontrés.
- …
- Ca doit être assez passionnant d’être journaliste.
- Euh, oui…Non, laisse! C’est moi qui paie.
- Bon, je ne te dis pas à bientôt, je ne pense pas revenir de si tôt. Je te souhaite une bonne carrière.
- Ben, merci…A la prochaine, alors?…Allez, bise, bise!

jeanne