Destination : 111 , Dialogue de sourds


Une mallette à double fond


Il est à mes pieds, sur le carrelage blanc. Je le regarde. Je ne pense à rien.
Dans ma tête aussi, il y a du blanc. Rien que du blanc.

Ca a commencé par un truc de rien, genre grain de sable dans une spirale, et normalement, la spirale elle s’en fout, elle continue son mouvement de spirale. Et là, non.
On était tombés sur cette photo d’une peinture. Dans un musée, le tableau d'une femme nue, de dos, une belle lumière sur sa chair. Pour tenter d’apercevoir ce qui était caché, l’expression du visage de la femme, mais surtout la courbe de son ventre, ses seins brillants, le mystère désarmant de sa touffe sombre, un homme d’âge mûr soulevait de sa canne le cadre du tableau. Sa tentative de surprendre un envers du décor qu’il pouvait parfaitement imaginer et sa manoeuvre naïve m’avaient arraché un petit rire complice.
Thomas, lui, avait émis un jugement définitif, fustigeant en quelques mots secs la curiosité mal placée du « vieillard libidineux », c’est comme ça qu’il l’avait appelé. Je le trouvais « émouvant », il était seulement « au-delà de la connerie ».

Son attitude m’avait déconcertée. En même temps, Thomas fabrique des masques de glaise, c’est son métier, et je m’étais dit, sans m’y attarder, que nous n’avions sans doute pas le même rapport à la réalité. Nous en avons discuté maintes fois. Pour lui, seul était réel le masque qu’il créait, moi, je ne voyais que la souffrance qu’il cachait. Lui affirmait haut et fort qu’il n’existait pas d’autre vérité que celle qui s’offrait à notre regard. Il niait même, si je le poussais dans ses retranchements, l’existence de l’inconscient, avec une violence radicale qui me faisait presque mal, à moi qui m’empêtrait régulièrement dans les soubresauts du mien.

Cet épisode avait créé entre nous un malaise ténu.
Peu après, j’ai commencé à avoir de drôles d’images. Quand il me parlait, ses mots libéraient le code de sa mallette – il n’en a jamais possédé aucune, bien sûr, mais j’entendais distinctement le clac-clac-clac des rouages qui s’ajustaient. Sous les chemises de soie, c’était toujours pareil, je découvrais une kalachnikov, pourtant soigneusement masquée par un double fond astucieux. Je lisais et relisais son nom, gravé sur la crosse : « Thomas Bartoli, bandit d’honneur ».
A d’autres moments, je le regardais et j’étais face à un tableau cubiste, et, recouvrant la surface visible de ses traits, il y avait la face cachée de la lune, le dessous des cartes, les dunes blanches. Il disait « sans doute », et le mien était entier, il rajoutait à mon silence : « comment ? ».

Je me mis à le regarder, et à le trouver tellement lisse, poli, sans faille...
Je disais « comme la lumière est claire aujourd’hui », et lui me passait la louche.
Tout était très blanc, mais on ne me la fait pas, je connais l’existence du noir.
Tout à l’heure, à propos de je ne sais plus quoi, une question que je lui posais, quelque chose sans importance, il a prononcé un « oui, oui » assez affirmé. J’ai pensé : «alors ça, ça, c’est le bouquet !».

Quand j’ai pris sa mallette, il m’a demandé : « d’où elle sort, celle-là ? c’est à qui ? ».
« Tu ne la reconnais pas ? », je lui ai dit, tout en l’ouvrant sans hâte.
Je savais ce que j’avais à faire, ça me donnait du calme.
J’ai dégagé les chemises de soie. J’ai empoigné la kalachnikov, devant son air incrédule.

Il est à mes pieds. Je le regarde.
Sur le sol, sous le blanc, il y a du rouge.

christine C.