Destination : 111 , Dialogue de sourds


Le débat hypocrite


C’est un hôpital banal dans une petite ville de province comme il en existe tant d’autres. Service de chirurgie, Luc 35 ans est allongé dans son lit, une perfusion dans le bras pour l’alimenter et lutter contre les douleurs insoutenables. Béatrice sa femme est assise à côté de lui, elle est pâle, les yeux cernés, les traits tirés, les cheveux décoiffés, les épaules voûtées. Elle regarde Luc qui la regarde, ils ne parlent pas. Lui parce qu’il n’en a plus la force physique, épuisé par la maladie et la douleur, elle parce qu’elle n’a plus les mots pour dire.

Elle note sur le visage de Luc une tension supplémentaire, une crispation de plus, il essaie de remuer les bras, les jambes, il n’y arrive pas. Béatrice sonne pour appeler l’infirmière qui tarde comme toujours à répondre à l’appel. Enfin quelqu’un arrive dans la chambre et demande ce qui se passe.

« Il a mal, madame, encore plus mal que d’habitude ».
L’infirmière soupire, vérifie les constantes, vérifier la perfusion, soupire encore et dit à Béatrice :

« On ne peut pas faire grand-chose, vous savez. Vous devriez aller vous reposer. Je vais voir avec le médecin. »

« Merci madame, merci pour lui. Me reposer, vous savez j’essaie mais je n’y arrive pas, vous comprenez ? »

L’infirmière soupire encore, marmonne un vague Oui et sort.

Elle reviendra plus d’une demi -heure après pour augmenter un peu la dose d’anti douleur. Une heure après Luc se détendra et s’endormira.

« Je dois d’abord demander l’accord du médecin du service pour varier le traitement, c’est pour cela que je ne suis pas revenue avant, vous comprenez ? »

« Oui, oui je comprends, il ya un protocole et vous le respectez, c’est fait pour ça les protocoles mais c’est dur de le voir souffrir ».

Béatrice restera encore un long moment puis se décidera à rentrer chez elle, retrouvera son fils, n’arrivera pas à s’en occuper comme elle le souhaiterait et ne s’endormira pas.

Deux jours plus tard dans ce même hôpital, le médecin chef est dans son bureau avec Béatrice, il lui parle, elle l’écoute attentivement, les dents serrées, les membres crispés, la gorge sèche et nouée.

« Madame, nous avons fait tout ce que nous avons pu, le cancer s’est généralisé, il était localisé aux os, il a touché le système digestif, une tumeur s’est développée dans le cerveau. Nous avons appliqué tous les protocoles, testé les derniers traitements…
« Je sais tout cela Docteur, vous me l’avez déjà expliqué. C’est d’ailleurs pour cela que Luc a été hospitalisé à la maison. Vous m’avez déjà expliqué que tout avait été tenté mais il a été à nouveau transféré ici car les douleurs sont trop fortes. »

« Madame j’essaie de vous expliquer la situation et l’état médical de votre mari. En fait aujourd’hui le service s’est réuni et nous avons pris une décision importante. Nous devons vous en informer. »

« Bien Docteur, je vous écoute, excusez moi. »

« Ce n’est rien madame, nous savons que vous vivez des moments difficiles et croyez bien que nous faisons tout notre possible pour prendre en compte votre position et votre douleur morale. Notre rôle est de soigner et de soulager la souffrance, de mettre la technique et l’avancée de la recherche au service du patient et de son entourage en restant toujours d’une grande humanité. »

« Hum, hum » fait Béatrice en se raclant la gorge.

« Voilà madame, nous avons décidé d’arrêter tous les soins concernant votre mari car nous sommes arrivés au bout de ce que l’hôpital et la science dans l’état actuel de nos connaissances peuvent faire. Poursuivre au-delà serait de l’acharnement thérapeutique auquel cet hôpital et mon service se sont toujours refusés. »

« Mais les douleurs, qu’est ce que vous allez faire pour lutter contre les douleurs ? »

« Nous ne maintenons que les perfusions de morphine pour qu’il ne souffre pas. »

« Ah très bien, merci Docteur, je ne veux pas qu’il souffre encore vous comprenez. Si c’est la fin, je, je l’accepte, je savais que cela finirait ainsi mais je ne veux pas qu’il souffre. Aujourd’hui vous disposez de traitement anti douleur pour qu’il puisse mourir dignement et sans souffrance… »

« Oui madame, nous ferons tout pour atténuer sa souffrance et que cela se passe en douceur. Voilà madame, je vais vous laisser avec lui maintenant. Bien sûr vous pouvez me poser toutes les questions que vous voulez, l’équipe soignante est là pour vous également. »

« Très bien d’accord, je vais retourner le voir, si ‘ai besoin je ferais appel à vous. »

Béatrice sort du bureau, traverse les couloirs et retourne dans la chambre. Luc est là, son visage est déformé par la tumeur, il a le teint gris, les yeux brillants, il n’est plus dans un coma artificiel, il essaie de parler. Elle lui prend la main, doucement car tout mouvement un peu brusque le fait souffrir. Elle lui parle d’eux, de leur fils. Il ne va pas bien cet enfant, il est plein de vie mais de colère aussi, il ne veut plus voir son père, il ne supporte plus personne, à l’école la maitresse est dépassée.
Luc remue les lèvres, essaie de serrer la main de sa femme, ses forces le quittent encore un peu plus. Béatrice annonce son départ, il s’agite, explique comme il le peut sa volonté de partir avec elle, de rentrer chez lui.
Elle essaie de le calmer comme elle peut, elle lui rappelle combien ils ont souffert lors de sa dernière hospitalisation à domicile, lui dit que ce n’est pas possible, plus possible. Elle part précipitamment, elle ne sait plus où elle va.
Durant les 3 heures qu’elle a passé avec lui, aucune infirmière, aucune aide soignante, aucun médecin, aucune femme de service n’est entrée dans la chambre.

Béatrice continuera ses aller retours pendant deux longues semaines encore, elle verra son mari se décharner, s’épuiser d’heure en heure, elle ne verra quasiment aucun personnel hospitalier entrer dans cette chambre.

Béatrice est allée voir le médecin chef, la mère de Luc, ses frères sont allés voir le médecin chef, ont parlé aux infirmières qu’ils ont pu trouver. Chacun a dit sa souffrance, son désespoir de voir Luc dans cet état, sa hantise de rentrer dans la chambre et de voir ces deux grands yeux noirs dévorant tout le visage, cette peau flétrie flottant presque sur les bras.
« Je ne peux plus voir mon mari s’éteindre ainsi, se transformer en cadavre sous mes yeux, il meurt à petit feu c’est indigne »
« Je ne supporte plus de voir mon fils dans cet état, il est affreux à force d’être déformé par la maladie et plus encore la souffrance. Vous le laissez mourir d’épuisement, de faim. Comment pouvez-vous faire une chose pareille. Avez-vous pensé à nous ? Je suis sa mère, c’est moi qui devrait mourir avant lui, je l’ai mis au monde pour qu’il vive et là maintenant, moi sa mère je voudrais qu’il soit mort pour arrêter cette mascarade.

« Nous sommes infirmiers, médecins, nous n’avons pas le choix, il n’y a plus rien à faire pour lui, il faut l’accepter même si c’est dur. »

« Mais nous l’avons accepté, nous avons fait ce chemin difficile d’accepter que Luc meure. Seulement nous n’acceptons pas de le voir mourir de faim dans une chambre d’hôpital en souffrant, oubliés de vous tous. »

« Nous n’avons pas le droit de donner la mort à un patient, c’est l’inverse de notre métier »

« Vous n’avez pas le droit de donner la mort à un patient par une injection létale mais vous avez le droit de le laisser mourir de faim, cette hypocrisie monsieur, plus que la mort de mon mari me fait souffrir au-delà de tout tant elle est absurde. »

« Votre mari est encore jeune, son cœur bien que malmené par la maladie est encore jeune, c’est pour cela que cela prend du temps, nous ne pouvons rien faire d’autre, nous en sommes désolés et nous respectons votre douleur croyez le bien. »

« Non vous ne respectez pas notre douleur ni celle de mon mari, vous fermez les yeux c’est tout, vous espérez que vos injections de morphine atténue sa douleur, vous l’affirmez mais moi je le vois souffrir, je le vois se décharner car vous avez cessé de l’alimenter parce que vous n’avez pas le droit de faire un geste fatal et vous lui avez ôté toute sa dignité. Vous nous avez ôté à tous le droit de l’accompagner dignement et sereinement. Aujourd’hui nous sommes là avec lui et c’est intolérable. Aujourd’hui nous ne pouvons pas le soutenir, l’aimer comme nous le voudrions tous car nous sommes en train de souhaiter sa mort. Vous imaginez combien c’est culpabilisant de souhaiter la mort de votre fils, de votre mari, de votre frère ? C’est comme cela que vous respectez la douleur de la famille, que vous prenez soin de vos patients ? »

« Nous comprenons mais nous ne pouvons rien faire d’autre, il faut accepter madame. »

Après un peu plus de deux semaines, Luc s’en est allé un matin mettant un terme définitif à sa souffrance et à cette mascarade. L’équipe soignante a fait sa toilette mortuaire et a refermé la porte de la chambre avant d’envoyer le service de désinfection.

Lola