Destination : 155 , Portraits d'ailleurs


LE CONTRAT

J'avais rendez-vous dans un hôtel huppé d'une station balnéaire à la mode afin de prendre connaissance des éléments de mon contrat. C'était inhabituel. D'ordinaire je devais me contenter d'hôtels excentrés, minables, malpropres. Je me sentais un peu flatté, juste un peu car je cultivais ma modestie comme j'entretenais mes abdominaux, avec rigueur, détermination, pour éviter tout affaissement, tout ramollissement, tout affaiblissement. « Bien faire et n'en tirer aucune gloire » telle était ma devise.



Je portais un costume clair, bien taillé. Un large panama ombrait mon visage. Des lunettes de soleil aux verres très sombres et à épaisse monture dissimulaient consciencieusement mon regard. Au bout de mon bras pesait un élégant sac de voyage.

Je me présentais à la réception de l'hôtel. On me donna avec beaucoup d'affabilité et de déférence la clef de ma chambre. « Ma » secrétaire avait admirablement préparé ma venue.



L'enveloppe en papier brun était posée sur le lit à baldaquin. Je ne l'ouvrais pas tout de suite. Je la palpais, la sentais en fermant les yeux. Je ne sais pourquoi mais c'était toujours lors de ces préliminaires qu'un choix d'arme s'imposait. Ce serait le poignard.



Lorsque j'avais été recruté, « Il » m'avait posé des questions concernant le choix de mes armes. « Et pour le poignard, quelle expérience ? » « L'école des gitans » avais-je répondu simplement. « Il » avait éclaté de rire bruyamment en tapant du poing sur la table. Je n'avais pas sourcillé mais j'avais eu la conviction qu'il détestait les gitans.



J'ouvris l'enveloppe et en tirais les photos : Une femme. Qu'importe, les contrats n'ont pas de sexe.

Les tirages étaient en noir et blanc. Presque des portraits d'artiste. Une belle femme de mon âge avec une chevelure abondante encadrant un visage en forme de diamant. Les pommettes très saillantes et les yeux étirés lui donnaient un air de renarde malicieuse. Sur toutes les photos elle souriait de ce sourire qui vient naturellement aux êtres regardés, admirés, photographiés. Un ancien mannequin sans doute. Je remarquais un de ses gestes, un signe d'au revoir donné d'une main gantée de blanc et soudainement ce gant blanc coloria la photographie. Je vis le roux des cheveux, le vert doré des yeux. Le sourire s'anima. Pourtant je pouvais affirmer que je ne connaissais pas cette femme. Comment expliquer ce petit miracle visuel ?

Pour la première fois, depuis que j'avais débuté ce métier, je me demandais pourquoi on voulait l'élimination de cet être. Avant d'être embrouillé par des sentiments étranges et des interrogations dangereuses, je rangeais les photos dans l'enveloppe et lu le document qui me donnait tous les renseignements nécessaires à l'exécution.



Je m'étais posté non loin du bâtiment où elle présidait une vente de charité. Elle sortit seule. Elle marchait délicatement et sa robe rouge à larges plis dansait autour de ses hanches. Elle s'arrêta pour attendre sa voiture, qui allait tarder à venir comme prévu. Je m'approchais d'elle à pas pressés. Le poignard était prêt.



Ce fut bref et efficace. J'eus le temps de voir la terreur dans son regard vert doré et le geste maladroit de sauvegarde de sa main gantée de blanc. Je savais qu'elle n'allait pas tomber tout de suite, que la tache de sang n'allait pas immédiatement aviver le bustier de sa robe rouge. Je pouvais disparaître sans encombre.



Tandis que je brûlais avec une parfaite tranquillité les photos, une main gantée de blanc dansait dans ma mémoire, s'y accrochait, s'y enfonçait impitoyablement.

J'avais cinq ans. J'entendais les paroles de ma mère : « On ne devrait pas obliger une enfant si jeune à porter constamment des gants blancs. C'est de la pure cruauté ». Je ne savais pas ce qu'était la cruauté, je savais que je voulais jouer avec elle et que ses maudits gants blancs étaient bien gênants. Elle était tellement jolie. J'étais amoureux, passionnément amoureux.

Lorsque sa famille avait déménagé, le chagrin m'avait dévasté. J'avais brusquement grandi avec un grand ressort cassé dans l'horlogerie de mon coeur.



FIN









EVELYNE W